Parlement européen: les jeux des sept familles
Un souverain déchu, sept familles divisées, des alliances, des intrigues, des trahisons: le Parlement européen joue une partition de « Games of Thrones » à laquelle rien ne manque, pas même les hordes de revenants europhobes et quelques dragons très, très, vieux.
La salle du trône a été dressée dans l’hémicycle strasbourgeois, une tour trouée érigée loin du centre ville, sur un bras de rivière. Elle n’est utilisée que quelques jours par mois, car l’accès à la capitale alsacienne est difficile et l’accueil de ses habitants assez froid. C’est là que les 751 élus européens sont appelés à désigner leur nouveau président.
Pour la première fois depuis 30 ans, ils vont voter et personne ne sait qui sera l’élu. Les prétendants sont sept, un pour chacune des familles. Quatre tour de scrutin sont prévus. Les trois premiers imposent de réunir la majorité plus une voix pour l’emporter. Ce sera un jeu de massacre, confie un responsable européen. Le premier tour va surtout permettre à chaque candidat de compter ses troupes. Des surprises ne sont pas exclues.
Les deux tours suivants seront plus intéressants. C’est à ce moment que sont attendus les désistements, les alliances et même, pourquoi pas, l’entrée en lice d’un nouveau candidat présenté par un groupe ou par 38 députés. Tout se décidera au quatrième tour. A la majorité simple. Le vainqueur sera celui des deux candidats arrivés en tête qui aura obtenu le plus de voix. Une très forte abstention est appréhendée et le nouveau président sera un mal élu. « On n’a jamais élu le meilleur comme président du Parlement », persifle un vieux routier de l’assemblée
Martin Schulz est responsable de ce chaos. Personne ne savait que faire de lui après sa défaite contre Jean-Claude Juncker dans la course pour la Commission européenne. Il a donc été reconduit à la présidence du Parlement européen en 2014 pour un demi mandat de deux ans et demi. Mais l’heure venue de céder la place à un PPE, le social-démocrate allemand a refusé, violant un accord d’alternance qu’il avait lui même signé. LE PPE s’est fâché et a publié l’accord. Angela Merkel a du arbitrer cette affaire germano-allemande. La réunion début octobre avec son compatriote Manfred Weber, le patron du groupe du PPE, a été houleuse. Martin Schulz a finalement accepté de se retirer après avoir obtenu l’assurance d’être élu en octobre au Bundestag en Allemagne. Il a annoncé son départ lors de la session de novembre et sa décision a déclenché les hostilités. Le groupe des Socialistes et Démocrates (S&D), sa famille, a refusé de voir un PPE lui succéder et a lancé dans l’arène son président, l’Italien Gianni Pittella. Coté PPE, les candidatures se sont multipliées. Chez les Libéraux et Démocrates (ALDE), Guy Verhofstadt a cassé la candidature de la Française Sylvie Goulard et s’est à son tour déclaré. Tous les groupes ont alors emboité le pas. Les Verts ont lancé Jean Lambert, la GUE (gauche radicale) a désigné Eleonora Forenza, et l’ENF de Marine Le Pen soutient la candidature du Roumain Laurentiu Rebega.
Le PPE est pour sa part allé au vote en interne. Il s’est déroulé à bulletins secrets. Grosse déconvenue pour Manfred Weber: son favori, le Français Alain Lamassoure, a été balayé par l’Italien Antonio Tajani, l’homme de Berlusconi à Bruxelles. Le score a été sans appel : 98 suffrages sur 217 pour Tajani, 54 pour l’Irlandaise Mairead McGuiness, 38 pour Lamassoure et 18 pour le Slovène Aloj Peterle.
« Alain Lamassoure a été victime de la méfiance des Allemands, qui l’ont jugé trop indépendant, et de la trahison de certains de ses amis français », a raconté un membre du PPE.
Une autre intrigue s’est jouée chez les Libéraux. Leur patron, Guy Verhofstadt, a combiné, sans les informer, le ralliement des 17 élus du mouvement de l’Italien Beppe Grillo, préoccupés par le sort incertain du groupe formé avec les élus de l’UKIP de Nigel Farage après la victoire du Brexit. L’ opération a tourné à la pantalonnade, car les élus libéraux ont refusé d’intégrer les membres d’un mouvement dont le leader veut la fin de l’euro et ne partage aucune de leurs valeurs. Discrédité, « Guy Verhofstadt a perdu toute chance de prendre le perchoir, car il a affaibli le groupe le plus pro-européen du Parlement à un moment crucial, et il pourrait bien voir une partie de ses troupes voter pour un autre candidat dès le premier tour », a averti un de ses proches . Autre perdant, l’Italien Piernicola Pedicini, considéré comme un traître, ne peut plus défendre les couleurs du groupe EFDD (eurosceptique) dans la course à la présidence.
A la veille du premier tour, Tajani et Pittella étaient au coude à coude. Une solution qui ne convient à personne tant les deux hommes sont ternes et controversés. L’hypothèse d’une troisième candidature de consensus lancée a mi-course commence à monter. C’était la stratégie de certains dirigeants du groupe libéral pour Verhofstadt, mais il ne les a pas écoutés, a confié l’un d’eux. Tout dépendra des scores à l’issue des deux premiers tours. Si Tajani se détache, le PPE le laissera courir. L’entregent de l’ancien journaliste peut lui permettre de rallier des suffrages dans d’autres familles. Il a approché ses compatriotes du Mouvement 5 étoiles de Grillo, mais également des élus espagnols, français, portugais du groupe socialiste, inquiets de la perspective de voir le social démocrate allemand Ugo Bullmann prendre la présidence de leur groupe si Gianni Pittella est élu, ont confié plusieurs responsables du Parlement. Le vote étant secret, personne ne pourra leur reprocher leur choix.
Car Schulz parti, les langues se délient. L’homme a exercé une présidence très personnelle, despotique, et a confisqué le pouvoir à son profit. Il a écrasé beaucoup de gens, réduit l’espace des vice-présidents, fait de la conférence des présidents de groupe une chambre d’enregistrement des accords conclus avec le PPE et les Libéraux. « Les Socialistes, cadenassés pendant cinq ans par un accord de grande coalition au service de l’Allemagne, ont recouvré leur liberté et ils n’entendent pas la perdre », m’a confié un membre de la direction du PE. Ils sont prêts à faire le choix de l’opposition contre le PPE et le Parlement retrouverait une droite et une gauche face aux europhobes. Mais cette configuration ne convient pas à la Commission européenne. Jean-Claude Juncker s’appuyait sur Schulz, dont il a défendu un troisième demi mandat, car il savait compter sur lui pour forger des majorités. Ce sera désormais plus difficile pendant les deux prochaines années, assure un responsable de l’Assemblée.
Les jeux des sept familles pourraient bien affaiblir durablement le Parlement, l’institution européenne la plus fragile car la plus politique, au moment ou montent les vagues populistes et anti européennes.