La petite Europe
L’Europe a les dirigeants qu’elle désigne, et la querelle de préséance provoquée par le coup du canapé à Ankara montre un mauvais choix pour le duo de présidents des institutions. L’Europe puissance est décrédibilisée et va devoir vivre pendant quatre ans une « guéguerre » d’egos blessés. C’est affligeant.
Le dessin du Belge Kroll publié par le Soir dit tout sur le « sofagate » : l’humiliation infligée à l’Allemande Ursula von der Leyen, première femme nommé à la tête de la Commission et la muflerie de son binôme masculin, le belge Charles Michel, président du Conseil européen et à ce titre représentant des Etat membres. Confortablement calé dans le fauteuil préparé par les services du président turc Recep Tayyip Erdogan pour leur entretien, il ne capte pas du tout le problème rencontré par « Ursula », debout, cherchant sa place. La séquence filmée est cruelle. Charles Michel n’a pas fini de payer l’image désastreuse qu’il a donnée de lui ce jour là à Ankara.
Derrière l’image, il y a les coulisses. Elles ne sont pas reluisantes. Pire, l’interprétation politique donnée à l’incident par de nombreux dirigeants européens pourrait contrarier la volonté de rapprochement avec la Turquie.
« J’ai été très navré par l’humiliation que la présidente de la Commission a dû subir avec ces, appelons-les pour ce qu’ils sont, dictateurs », a lancé le président du Conseil italien Mario Draghi. L’Attaque a scandalisé les Turcs et secoué nombre d’Européens . « Il faut faire attention aux mots », a averti le chef de la diplomatie du Luxembourg Jean Asselborn. Lui préfère « autocrate » à « dictateur ».
« Ce sont des images qui font mal ! Je ne veux pas d’une Europe naïve, fragile », a pour sa part déploré le secrétaire d’Etat français aux Affaires européennes, Clément Beaune. « C’est un affront qu’on corrigera », a-t-il affirmé .
Charles Michel a tenté de dédouaner le président turc. « L’interprétation stricte par les services turcs des règles protocolaires a produit une situation désolante: le traitement différencié, voire diminué, de la présidente de la Commission européenne », a-t-il expliqué.
Cette humiliation aurait pu être évitée si le service du protocole de la Commission européenne avait été associé à la préparation du voyage. Or il ne l’a pas été. « La Commission n’a participé à aucune des réunions préparatoires, même pas celles en visio-conférence », confient, exaspérés, les représentants du Conseil. Pourquoi cela? « Parce von der Leyen ne fait pas confiance à son chef de protocole, le Français Nicolas de la Granville. Depuis décembre 2019, il a été totalement mis sur la touche », explique le correspondant de Libération Jean Quatremer. Exact confirment plusieurs fonctionnaires européens bien au fait de ces questions.
Le bilan de cette triste querelle est pathétique. L’ancien Premier ministre Belge Guy Verhofstadt est sévère. La « Team Europe » Charles Michel-Ursula von der Leyen est une vaste blague. « Leurs relations sont détestables », explique l’eurodéputé français Arnaud Danjean au quotidien l’Opinion. C’était un secret de polichinelle dans les milieux européens à Bruxelles. C’est maintenant sur la place publique, car Ursula von der Leyen a décidé de mettre l’affaire sur la place publique.
La présidente de la Commission européenne exige d’être traitée comme l’égale du président du Conseil. Soit. Mais ce n’est pas la réalité, car les dirigeants européens n’ont pas voulu qu’il en soit ainsi.
Ursula von der Leyen n’est pas Jean-Claude Juncker. Le Luxembourgeois était un membre du club des dirigeants européens. Il a siégé au Conseil pendant 18 ans, 10 mois et 14 jours. Incorrigible donneur de leçons et mémoire vivante de l’Europe qui faisait rêver, il n’hésitait pas à dire leur fait à ses cadets lorsqu’il participait aux sommets. Et il a osé dire tout le mal qu’il pensait d’une double présidence. « L’Europe serait plus facile à comprendre si un seul capitaine dirigeait le navire », a-t-il lancé. Ses pairs appréciaient guère ses foucades. Angela Merkel le jugeait incontrôlable. A la fin de son mandat, il a été décidé de dégrader la fonction.
Ursula von der Leyen n’est pas en mesure de tenir la dragée haute aux chefs de gouvernements. Elle n’est pas membre du club, qui compte pourtant des femmes, et elle n’a ni l’envergure ni l’autorité pour cela, soulignent les diplomates en poste à Bruxelles.
La Française Christine Lagarde aurait été plus à son aise dans la fonction. Mais pas question pour Paris de laisser la Banque Centrale Européenne (BCE) a un Allemand qui aurait coupé les perfusions mise en place par Draghi pour soutenir la plupart des économies du sud de l’Union.
Le choix s’est donc portée sur Ursula von der Leyen, membre du PPE, la famille politique dirigée par la CDU allemande, et ancienne ministre de la Défense, une fonction adaptée pour concrétiser l’Europe de la défense voulue par Emmanuel Macron.
Charles Michel est lui aussi un mauvais choix, parce que le costume de président du Conseil est bien trop étriqué pour son énorme ambition. Présider des sommets européens, travailler à des compromis et faire un peu de représentation n’a rien de gratifiant. Ses prédécesseurs, Herman von Rompuy puis Donald Tusk, tous deux PPE, s’en sont très bien accommodé. Mais lui se rêve en vrai président, qui prend des initiatives, traite avec les dirigeants du monde entier d’égal à égal.
Làs, cette ambition entre en collision avec les prérogatives partagées avec la Commission européenne. Ursula von der Leyen attendait l’occasion de le lui signifier.
Le président du Conseil a mis un peu de temps à comprendre. Pour lui, tout s’est bien passé. La Team Europe a délivré le message de fermeté des dirigeants européens au dirigeant turc et leurs conditions pour une normalisation des relations avec l’UE. Rien ne laissait présager la tourmente du lendemain, lorsqu’il a découvert la rage déclenchée par sa goujaterie, attisée sur les réseaux sociaux par l’équipe de la présidente.
Depuis, Charles Michel n’en finit plus d’expier sa faute. Une semaine d’actes de contrition. Sommé de venir s’expliquer sur l’incident avec la présidente de la Commission devant les présidents des groupes politiques du Parlement européen, il a encore une fois dit sa très grande faute et assuré que jamais plus cela ne se reproduirait. « Il en avait gros sur la patate », a confié un des participants. Mais Ursula von der Leyen n’a montré aucune satisfaction. Pire, elle l’a enfoncé, assurant avoir été mortifiée et humiliée en tant que femme et en tant que première présidente de la Commission européenne.
Finis les « Charles » et « Ursula ». L’entente est une façade. Elle ne trompera plus personne. Comment va réagir le président américain Joe Biden attendu à Bruxelles en juin pour un sommet de l’Otan ? Le duo s’est replié chacun sur son Aventin, le 13e étage du froid Berlaymont pour l’Allemande, le pompeux bâtiment Europa pour le Belge, avec un fleuve, la rue de la Loi, pour les séparer. Une guerre de tranchées est engagée entre les deux camps. Rancuniers, ils ne se feront pas de quartier. Finalement, l’ottomane d’Ankara aura permis de les remettre à leur place, dans leur fonction telle qu’elle a été dessinée par les dirigeants européens: deux exécutants. Triste épilogue pour une Europe qui veut se projeter sur l’avenir.