Renverser la table

Renverser la table

Trop vieux, trop capé, trop indépendant, trop fédéraliste. Les arguments invoqués pour récuser la nomination de l’Italien Mario Draghi, 76 ans, à la présidence de la Commission européenne laissent pantois. L’Union européenne est confrontée à d’énormes défis. Ils sont existentiels. L’ancien président de la BCE a posé le diagnostic et a proposé des solutions pour  “un changement radical”. Il a le profil pour la fonction, mais sa nomination imposerait de “renverser la table” au Conseil européen. Cette intention a été prêtée à Emmanuel Macron, mais il a décidé de la renverser en France et ne semble plus en position de changer la donne. Faute d’alternative, l’Union va proposer au Parlement de reconduire Ursula von der Leyen pour un nouveau mandat.

Depuis 2009, le choix du président de la Commission est lié au résultat des élections européennes et depuis 2014, chaque grand parti européen désigne son champion, le spitzenkandidat (candidat principal) pour la fonction. Le système veut que le candidat du parti le plus important soit désigné par le conseil des chefs d’État et de gouvernement, s’il est capable d’obtenir le soutien d’une coalition majoritaire à l’Assemblée. Le processus du spitzenkandidat est loin de faire l’unanimité ,mais personne n’est encore parvenu à renverser la table.

En 2014, la chancelière Angela Merkel a tenté de bousculer le jeu. Deux candidats ont brigué l’investiture du Parti Populaire européen (PPE), la droite pro-européenne: le Français Michel Barnier et le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker. Angela Merkel ne les appréciait ni l’un ni l’autre. La chancelière a manoeuvré pour faire désigner Juncker au congrès, puis a ensuite tenté de l’écarter par le Conseil. Mais le coup a échoué, car les élus européens allemands du groupe du PPE présidé par Manfred Weber, ont monté une cabale avant le sommet, l’accusant de violer la démocratie, nous a raconté un participant. Deux dirigeants ont voté contre Juncker au Conseil: le Britannique David Cameron et le Hongrois Viktor Orban, alors membre du PPE et soutien de Michel Barnier. Mais sans l’appui de la chancelière, les deux insoumis ne sont pas parvenus à bloquer l’ancien Premier ministre du Luxembourg et le PPE a conservé la présidence de la Commission, et a ajouté la présidence du Conseil, confiée à l’ancien Premier ministre polonais Donald Tusk. A l’époque, le PPE et les Socialistes fonctionnaient en “GroKo” (Grande Coalition) en Allemagne et au Parlement européen. Les socialistes ont obtenu un second mandat à la présidence du Parlement pour l’Allemand Martin Schulz et le poste de Haut Représentant pour l’Italienne Federica Mogherini.

Cinq ans plus tard, le président Emmanuel Macron a tenté à son tour de renverser la table en refusant le spitzenkandidat présenté par le PPE. Le chef de l’Etat s’opposait au processus, jugé trop politisé, et au candidat proposé, Manfred Weber, considéré trop faible et sans expérience. Membre de la CSU, le Bavarois n’a jamais exercé de mandat, n’a jamais été chef de gouvernement ni même ministre. Il a fait toute sa carrière au Parlement européen, où il manœuvre depuis 2014 à la tête du groupe du PPE. Il a été choisi contre l’ancien Premier ministre finlandais Alexander Stubb, un membre du Conseil. Macron tient bon dans son opposition et avec le soutien de plusieurs autres dirigeants récuse Weber et plonge l’UE dans un psychodrame. Au G7 de Osaka, Angela Merkel accepte la nomination du spitzenkandidat socialiste, l’ancien ministre des affaires étrangères néerlandais Frans Timmermans. Elle lui annonce personnellement la nouvelle, mais une fois encore elle a sous-estimé la volonté du PPE de conserver la présidence de la Commission,  conquise il y a 15 ans avec la nomination du Portugais José Manuel Barroso. Le PPE désavoue Merkel et exige la nomination d’un membre de la famille.

 L’ancienne ministre de la Défense allemande Ursula von der Leyen, présentée comme la dauphine de la chancelière, est sortie du chapeau et est nommée par le Conseil pour diriger la Commission. Sa désignation est présentée comme un choix d’Emmanuel Macron, mais au PPE, on insiste sur le rôle joué en coulisse par Angela Merkel pour défendre sa nomination et l’ancien Premier ministre libéral belge Charles Michel, devenu président du Conseil, assure avoir soufflé le nom d’Ursula au président français. La table n’a pas été renversée, le processus du spitzenkandidat a survécu, mais la présidence de la Commission n’est plus assurée par un ancien chef du gouvernement. Ursula von der Leyen a souffert de cette situation lors des sommets du Conseil européen. Son mandat a en outre été compliqué par l’ostracisme du groupe du PPE au Parlement. Les élus l’ont considérée comme une usurpatrice, la plupart ont voté contre son investiture, obtenue avec une majorité de 9 voix, et l’ont malmenée pendant cinq années.

Le spitzenkandidat empoisonne à nouveau le processus de nominations des dirigeants des institutions. Un consensus avait été trouvé pour reconduire Ursula von der Leyen à la tête de la Commission. Mais il a volé lorsque Manfred Weber, devenu président du PPE, fonction cumulée avec la présidence du groupe au Parlement européen, a imposé à Ursula von der Leyen de se faire adouber par la famille. L’opération de Weber a déplu. “La présidence de la Commission est là pour défendre l’intérêt général, elle ne doit donc pas être trop politisée. Ce qui, il faut le reconnaître, n’était pas du tout le cas de cette commission sortante”. La petite phrase d’Emmanuel Macron au cours de sa conférence de presse à l’issue du sommet européen d’avril a lancé les spéculations. Le président français va-t-il une nouvelle fois tenter de renverser la table ? Qui est son choix ? 

“Oui ,Emmanuel Macron peut refuser la reconduction d’Ursula von der Leyen”, nous  a confié un responsable français quelques jours avant le les Européennes. “Son renouvellement n’est pas acquis au Parlement européen”, explique-t-il. Ursula von der Leyen est devenue la “bête noire” de Viktor Orban et des partis de l’extrême-droite, qui vont entrer en nombre dans le nouveau Parlement, et elle ne fait pas l’unanimité des élus des partis pro-européens, Mais personne ne connaît l’intention du chef de l’Etat. Il a reçu Ursula von der Leyen hier à l’Elysée. Le président souhaitait entendre quels engagements la candidate était prête à prendre pour obtenir son soutien .La rencontre avait été programmée avant le dîner informel des chefs d’Etat et de gouvernement le 17 juin pour préparer le sommet des nominations le 27 et 28 juin. Emmanuel Macron décidera alors si elle est compatible avec ses attentes.

Le score énorme des partis de l’extrême-droite en France aux Européennes a bouleversé la donne. La majorité présidentielle est sortie laminée du scrutin et Emmanuel Macron a décidé de “renverser la table“. Il a dissous l’Assemblée nationale et a  convoqué des législatives anticipées le 30 juin et le 7 juillet avec la volonté de barrer la route à Marine Le Pen. Voudra-t-il également renverser la table du Conseil européen afin de contrer les projets d’accords du PPE avec les partis nationalistes du groupe des Conservateurs et Réformistes Européens (CRE) pour faire élire Ursula von der Leyen par le Parlement ? La réunion du G7 aujourd’hui et demain à Egnazia, dans le sud de l’Italie, présidée par Giorgia Meloni, sera le premier test d’influence pour le chef de l’Etat. Le PPE le considère hors jeu et commence à vendre son accord sur les top jobs: Ursula von der Leyen à la Commission, l’ancien Premier ministre Socialiste Antonio Costa à la présidence du Conseil et la Première ministre libérale de l’Estonie Kaja Kallas au poste de Haut Représentant.     

Les rumeurs prétendent que le chef de l’Etat français défendra la nomination de Mario Draghi, pour qui il a beaucoup d’estime. L’Italien fait dire qu’il n’est pas candidat. « Personne en Europe n’a jamais gagné une élection en invoquant mon nom », soulignait-t-il lors d’un entretien avec Die Zeit en janvier 2015 . Mais toutes ses interventions laissent penser le contraire. La présentation du rapport sur la compétitivité européenne commandé par Ursula von der Leyen a été renvoyée à fin juillet pour ne pas interférer dans le choix du président de la Commission. Mais Mario Draghi a déjà dit beaucoup et ses prises de position sont cohérentes et ambitieuses. Les dirigeants de l’UE peuvent se créer un vrai choix entre un ancien chef de gouvernement qui a une vision des défis et peut dire au Conseil “je propose” et une candidate qui lui demande “qu’attendez vous de moi ? ”.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *