Que diable va faire Kaja Kallas dans cette galère ?
“Le Haut Représentant, c’est le lot de consolation pour ceux qui n’ont pas eu la Commission ou le Conseil”. La formule lâchée par le représentant d’un grand pays à Bruxelles lors d’une discussion sur les “Top Jobs” de l’UE en dit beaucoup sur le peu d’estime des capitales pour la fonction. Kaja Kallas est prévenue. Figure montante de l’Union, la Première ministre de l’Estonie se prépare à tout lâcher pour du vent. Le poste n’a aucun pouvoir. Ses trois prédécesseurs l’ont quitté lessivés, frustrés et usés par la lutte incessante avec la présidence de la Commission et ses services.
L’Espagnol Javier Solana, premier Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), reste encore aujourd’hui la référence pour le poste. Il a porté la fonction pendant dix années, de 1999 à 2009, avec dix fois moins de moyens, parce qu’il l’a assumée après avoir dirigé l’Otan pendant trois ans et qu’il était respecté. A cette époque, la diplomatie mondiale connaissait le numéro de téléphone de l’UE, mais cela froissait beaucoup d’égos dans les capitales.
Les choses se sont gâtées pour ses successeurs, Catherine Ashton, Federica Mogherini et Josep Borrell, tous trois socialistes. La fonction a enflé, mais le Haut représentant n’est pas devenu le ministre des Affaires étrangères de l’UE. Il a des attributions, il a rang de vice-président de la Commission, il dirige un Service d’Actions extérieures de près 5.600 fonctionnaires et diplomates, mais il n’a aucun budget. Les leviers sont restés à la Commission européenne. “C’est un travail impossible“, nous a confié l’un d’eux. “Il n’y a rien de positif dans la position de Haut Représentant: que des coups et des revers“, m’avait raconté un des conseillers de Federica Mogherini à la fin de son mandat.
Pour la première fois, la fonction revient à la famille Libérale. Qui plus est à un chef de gouvernement. Kaja Kallas siège à la table du Conseil européen et à l’Otan. Elle participera au sommet de Washington début juillet, où elle se fera une nouvelle fois l’avocate de l’adhésion de l’Ukraine à l’Alliance et de la nécessité de contrer les projets de Vladimir Poutine. “Que diable va-t-elle faire dans cette galère ?”. Elle sait que le poste de Haut représentant est une coquille vide, qu’il faudrait changer les Traités pour supprimer le droit de véto, que l’UE n’a pas de politique étrangère commune ni de défense commune et que la Commission n’a aucune compétence dans ces domaines. L’explication est simple: son astre a pâli. En Estonie les sondages ne lui sont plus favorables, l’impopularité monte, les appels à sa démission se multiplient et les affaires de son époux, banquier et investisseur, sont dans le collimateur de ses adversaires politiques.
La perspective de sa nomination anime la bulle médiatique bruxelloise. Kaja Kallas, 47 ans, aime les médias, contrairement à Ursula von der Leyen. Elle a des idées, des positions, une vision, contrairement à Ursula von der Leyen. Premier ministre, elle est membre du club du Conseil européen où Ursula von der Leyen à un siège. Mais, si elle devient Haut représentant, Kaja Kallas deviendra la subalterne d’Ursula von der leyen. Le risque d’un affrontement est évident. Kaja Kallas est en pointe dans le soutien à l’Ukraine. Ursula von der Leyen aussi. Or Ursula von der Leyen ne partage pas. Elle éclipse ou elle écrase. Josep Borrell en sait quelque chose.
L’affrontement avec l’Espagnol a été immédiat. Ancien Président du Parlement européen, Josep Borrell connaît le fonctionnement des institutions. Dès son entrée en fonctions, il demande à avoir la main sur les leviers financiers de la Commission pour mener son action. Ils lui sont refusés. La présidente de la Commission se pique de faire de la politique étrangère. Elle gère les relations économiques avec la Chine, les Etats-Unis, la Russie, elle à la main sur les sanctions et elle n’entend pas partager une once de pouvoir. Ursula von der Leyen a renforcé les effectifs de son secrétariat général, devenu son “service action” au sein de la Commission. La situation irrite au sein de l’UE, car elle nourrit les jeux politiques entre les familles politiques et entretient les luttes de pouvoir. La Commission s’est autonomisée, le Service d’actions extérieures s’est autonomisé. Le quartier européen abrite désormais trois citadelles antagonistes, le Conseil, la Commission et le SEAE.
“Ursula von der Leyen ne va pas changer comme ça”, nous a confié un diplomate bruxellois de haut rang. “Elle individualise beaucoup et s’approprie beaucoup, au détriment de ses commissaires”, explique-t-il. “Elle a bénéficié des crises qui ont appelé à une gouvernance centralisée et rapide”, souligne-t-il. Sa politisation – Ursula von der Leyen est devenue la représentante du Parti Populaire Européen (PPE, la droite conservatrice) – ne va pas faciliter les choses, car elle se sentira désormais protégée par les gouvernements PPE, dont elle sera également l’obligée. Emmanuel Macron a dénoncé cette situation, mais il n’a pas été en mesure de “renverser la table”.
Kaja Kallas a un handicap. “Elle ne connaît pas beaucoup du grand monde”, note un diplomate. Le conflit entre la Russie et l’Ukraine va demander beaucoup d’énergie et accaparer le nouveau Haut Représentant. Mais les points chauds et les conflits se multiplient partout, au Proche- Orient, en Afrique, en Asie, en Amérique Latine. Kaja Kallas va devoir éviter la dispersion reprochée à son prédécesseur et choisir entre le Conseil et la Commission.
Josep Borrell a rapidement basculé du côté des Etats membres. Il va transmettre à Kaja Kallas une “cagnotte”, la Facilité Européenne pour la Paix, créée hors du budget de l’UE et du contrôle du Parlement. Kaja Kallas connaît très bien cet instrument abondé par les contributions des Etats et les revenus des actifs russes gelés dans l’UE. Elle est au fait du fonctionnement de l’UE, club d’Etats qui partage certaines compétences mais pas toutes et dont la règle pour les décisions est l’unanimité .
“La Commission européenne veut jouer un rôle “géopolitique”, mais elle n’a pas de compétences en politique étrangère, ni pour la Défense, car ce sont des compétences des Etats”, nous avait expliqué Josep Borrell lors d’un de nos entretiens. “La Commission est un sujet limité. C’est le Conseil qui a la direction politique de l’UE et le Haut représentant est le pont entre la Commission et le Conseil. Cela crée des tensions et la dynamique interinstitutionnelle n’est pas facile à gérer”, avait-il ajouté.
“Ma liberté s’est arrêtée le jour de ma nomination. Pas un instant de ma vie sans que l’on sache exactement à Bruxelles ce que je faisais. Je n’ai jamais été seule un moment. Maintenant que cela va s’arrêter, je vais recommencer à vivre”, nous avait raconté Federica Mogherini. Kaja Kallas est avertie