Européen à géométrie variable
Déception, irritation, désamour. Emmanuel Macron a brisé son image en Italie en marginalisant et en humiliant ses dirigeants. Le jeune président français va avoir beaucoup de difficultés pour renouer une relation de confiance avec la péninsule et à crédibiliser son credo pro-européen, mis à mal par une politique jugée « dirigiste, souverainiste et protectionniste ».
« Le masque est tombé », « L’Italie doit ouvrir les yeux », « Macron joue solo, il n’a pas besoin de l’Italie ». Les commentaires sont durs dans la presse italienne. Repubblica, Corriere, Stampa, Il Sole 24 Ore ne ménagent pas leurs critiques. Ils témoignent de la colère déclenchée par le lâchage de la France face au drame des migrants ; son cavalier seul en Libye ; l’annonce non concertée d’une pause pour la liaison à grande vitesse Lyon-Turin et le coup de matraque de la nationalisation des chantiers navals de Saint Nazaire pour évincer le groupe italien Fincantieri. Les conclusions du 33e sommet franco-italien organisé à Venise sont parties en fumée, comme si Emmanuel Macron ne se considérait pas comme tenu par les engagements pris vis à vis de l’Italie par son prédécesseur François Hollande, dont il a été le conseiller puis le ministre.
Le gouvernement italien est faible. Paolo Gentiloni gère les affaires depuis la démission de Matteo Renzi dans l’attente des prochaines élections. Mais il ne mérite pas le mépris. C’est ce qui blesse le plus les Italiens.
« Ce manque de confiance » entre partenaires européens est « inacceptable », s’est insurgé le ministre italien des Finances Pier Carlo Padoan . Même les plus francophiles des dirigeants italiens sont ébranlés. Sandro Gozi, le secrétaire d’État aux Affaires européennes veut encore croire qu’Emmanuel Macron peut être un vrai leader européen, mais il attend des actes.
La renationalisation des chantiers navals de Saint Nazaire a transformé l’amertume en nausée. Le site était sous contrôle du conglomérat sud-coréen STX, aujourd’hui en faillite et contraint de vendre sa part de 66,6 % dans le capital des chantiers de Saint Nazaire. L’État français a 33 %. Un seul acheteur s’est présenté : le grand rival italien Fincantieri. Le groupe de Trieste est prêt à débourser 80 millions d’euros. François Hollande avait approuvé l’opération avec à l’esprit la constitution d’un grand constructeur naval européen, pièce maîtresse pour l’Europe de la Défense. Emmanuel Macron lui a succédé après une campagne ouvertement pro-européenne qui a enthousiasmé en Italie et dans nombre d’autres capitales, et sa première décision a été de remettre en cause l’accord. Paris exige de Fincantieri de renoncer à contrôler les chantiers navals et d’accepter un deal à 50-50. Refus italien. Paris a renationalisé. L’explication est alambiquée : la renationalisation est « provisoire », pour donner le temps de trouver un accord. La justification est complexe : Fincantieri a des liens financier avec la Chine. Or les chantiers navals de Saint Nazaire sont le seul site en capacité de construire des grandes coques pour des navires militaires. Pas question que ce savoir faire quitte la France. « Le nationalisme et le protectionnisme ne sont pas acceptables dans les rapports entre deux grands pays européens. Nous avons besoin de confiance et de respect mutuel », répondent Pier Carlo Padoan et Carlo Calenda, le ministre du développement économique. L’ancien Premier ministre Enrico Letta déplore une « erreur politique et industrielle ». Sandro Gozi se demande si la France veut vraiment développer des champions européens et si elle veut vraiment une défense européenne. Le président du Partido Democratico (gauche) Matteo Orfini demande à l’Italie de renationaliser Telecom Italia pour bloquer sa reprise par le Français Vivendi.
« L’enthousiasme pour Macron a été une erreur », déplore le Corriere.« Macron est un européen de circonstance, quand ça l’arrange », tonne le quotidien économique Il Sole 24 Ore. « Les Italiens doivent apprendre à gérer leurs relations avec la France macronienne, qui se meut de manière ambiguë et dit tout et son contraire », renchérit la Stampa.
Cette défiance est nourrie par le jeu trouble de la France dans la gestion des flux migratoires. D’un côté, Emmanuel Macron assure les italiens du soutien de la France, mais de l’autre, il refuse que les navires français engagés dans les opérations de secours en Méditerranée débarquent les rescapés dans des ports français. L’Italie est accusée de ne pas respecter ses obligations et de laisser filer vers la France une bonne partie des migrants qui se sont vu refuser l’asile. « La moitié des demandeurs d’asile en France ont vu leur demandes refusées par un pays voisin. Il y a là un dysfonctionnement auquel il faut remédier », accuse Emmanuel Macron, sans identifier « le pays voisin ». Les Italiens eux ont tout de suite compris.
L’incompréhension dure depuis des années. L’Italie doit composer avec le Pape, a confié l’ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve lorsqu’il était à l’Intérieur . Le gouvernement italien ne peut pas faire enfermer les arrivants dans des camps fermés jusqu’à leur renvoi. Or les retours sont le talon d’Achille de la politique migratoire européenne. Peu de pays d’origine acceptent de reprendre leurs ressortissants et les pays de transit comme la Libye sont tout sauf sûrs.
Emmanuel Macron a tenté un coup diplomatique en réunissant à Paris le Premier ministre libyen Faïez Sarraj et le maréchal Khalifa Haftar , l’homme fort de la partie orientale du pays. Un cessez-le-feu a été obtenu, mais Paris reconnaît que la stabilisation de la Libye n’est pas assurée et qu’un accord comme celui conclu par Angela Merkel avec le turc Erdogan pour bloquer les passages clandestins n’est pas pour demain. Pire, il a tenu à l’écart les dirigeants italiens, humiliés par cette attitude de défiance. Bilan négatif pour le jeune président français qui a joué solo, comme Nicolas Sarkozy, dans un dossier éminemment européen et prête le flanc aux accusations du groupe pétrolier ENI de vouloir évincer les Italiens d’un pays producteur de pétrole et de gaz. Et ses sombres desseins ne s’arrêteraient pas là. Selon le quotidien la Stampa, Paris cherche désormais a obtenir la possibilité de fermer ses frontières en cas de « crise migratoire ». La manœuvre aurait le soutien de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Suède et des pays d’Europe de l’Est. Cette faculté leur a été accordée pour bloquer les arrivées de migrants et de demandeurs d’asile venus par la Grèce, mais elle prend fin à l’automne. Macron l’Européen veut remodeler la libre circulation au sein de l’espace Schengen à sa convenance, accuse le quotidien. Tout cela ne laisse rien augurer de bon pour l’Europe.