Jean-Claude Juncker: l’Europe au coeur
La voix s’est cassée, étranglée par les larmes. Le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker était ému pour son dernier sommet européen le 18 octobre et ses adieux ont touché. L’homme en a pourtant entendu des vertes et des pas mures pendant son mandat à la tête de la Commission européenne sur sa santé, son népotisme, ses foucades et son franc-parler. Mais il a choisi d’ignorer les critiques. « J’ai fait ce que j’ai pu pour l’Europe ».
« Je suis triste, vraiment triste de ne pas avoir réussi à faire aimer l’Europe aux Européens ». C’est son seul vrai regret. Il le dit et redit à qui veut l’entendre.
Il ne faut pas compter sur son successeur, l’Allemande Ursula von der Leyen, pour réussir là où lui à échoué. « J’ai voulu que les commissaires soient des visages connus dans leur pays et en Europe. Je les ai invités à ne pas s’emmurer dans le Berlaymont », a-t-il raconté aux députés européens lors de leur dernière rencontre en plénière à Strasbourg.
La nouvelle présidente de la Commission européenne fait tout le contraire avec sa décision de se cloîtrer dans le hideux bâtiment du quartier européen. Elle veut faire aménager un appartement à côté de son bureau au 13e étage pour pouvoir travailler comme une brute pendant la semaine et partir les week-end retrouver sa famille restée en Allemagne. Sa garde rapprochée n’a pas plus qu’elle l’intention de venir s’installer à Bruxelles. Une équipe de navetteurs est en passe de diriger l’Europe.
Jean-Claude Juncker a donné l’exemple. Installé dans un hôtel proche du siège de la Commission où il loue un appartement, il file au Grand-Duché dès qu’il le peut et nombre de ses commissaires acceptent de participer à des colloques et des rencontres avec la presse dans leur pays pour prolonger leurs séjours.
Homme de contact, Jean-Claude Juncker met en garde contre le danger de se couper des citoyens. Il n’aime pas l’internet et les réseaux sociaux. « Le tweet, c’est la façon moderne de communiquer quand on a rien à dire », lâche-il méprisant. Il préfère le face à face, le dialogue. Vieux jeu, il aime le papier journal. Il veut pouvoir surligner. Les tablettes, très peu pour lui. Il laisse cela à ses collaborateurs. Pas question non plus d’utiliser un mobile. Il est resté fidèle à son Nokia, un antique téléphone portable européen « impossible à pirater », aime-t-il à dire. Mais il n’a jamais su le mettre en mode silencieux et l’appareil sonnait régulièrement en pleine conférence de presse. Au bout du fil, c’était toujours sa femme. Pauvre Mme Juncker, toujours coupable d’interrompre son président de mari. Pourtant la mémoire du vieux Nokia en contient des numéros. Parce que Jean-Claude Juncker aime beaucoup parler au téléphone. Ou alors il envoie des messages, comme la plupart de dirigeants de l’Union, notamment la chancelière Angela Merkel.
Il a 64 ans –il fêtera son 65 anniversaire le 9 décembre– mais fait figure de dinosaure. Ministre des Finances du Grand Duché de 1989 à 2009 puis Premier ministre du Luxembourg pendant 18 ans, du 20 janvier 1995 au 4 décembre 2013 (il a cumulé les deux charges jusqu’en 2009), Jean-Claude Juncker est le dernier des architectes du traité de Maastrich (1992) encore en fonctions. « Nous sommes la dernière génération des enfants de la guerre », rappelle-t-il. Mais il a enterré beaucoup de ses amis et la mort est devenue de plus en plus présente dans ses réflexions.
Il l’a côtoyée en 1989 lorsqu’il a été plongé dans le coma pendant trois semaines par un grave accident de voiture. « Je n’ai rien vu », confesse ce catholique qui croit en Dieu, mais reconnait avoir « des difficultés avec l’enseignement moral de son église ». La condamnation de l’usage du préservatif par le pape Benoit XVI en 2009, même pour se protéger de la contamination du Sida, l’a « alarmé ».
La mort, il veut l’affronter sereinement. « Moi, j’arriverai à me dégager des méfaits de l’âge », a-t-il déclaré à Francis van de Woestyne de la Libre Belgique en juin 2019. Son hommage au journaliste français Pierre Bocev, parti en « homme libre », confirme sa volonté de ne pas se laisser diminuer par la maladie.
Jean-Claude Juncker est un affectif. Il aime embrasser ses amis et les interlocuteurs qu’il apprécie. Il appelle cela « une complicité sentimentale ». Il peut même être fleur bleue. Il dédicace ses portraits photographiques d’un petit coeur. J’en conserve un. Il est très classique.
Il peut aussi se montrer très froid. Heureusement, cela ne dure jamais longtemps. Mais lors d’un premier contact, ça désarçonne.
Jean-Claude Juncker n’est « pas rancunier ». Il peut pardonner, s’il le veut bien. Mais « j’ai bonne mémoire », dit-il. Il possède un carnet noir, le « Petit Maurice », dans lequel sont consignés « les noms de tous ceux qui m’ont déçu ».
Il garde un chien de sa chienne pour ses anciens alliés politiques au Luxembourg qui l’ont humilié en le rejetant en 2013 et il ne rate pas une occasion de le faire savoir à Xavier Bettel, le nouveau Premier ministre libéral, au pouvoir grâce à la trahison des socialistes.
Ils sont nombreux ceux qui l’ont vilipendé, accusé d’être « un mort-vivant », « un ivrogne incapable d’assumer ses fonctions ». Ces attaques lui ont fait mal. La charge menée dans la presse britannique pendant sa course pour l’élection à la présidence de la Commission européenne l’a blessé. Elle est une des raisons de son refus de s’engager contre les mensonges proférés par les partisans du Brexit, Boris Johnson en tête, durant la campagne du référendum de 2016 au Royaume-Uni. David « Cameron (le Premier ministre britannique) m’avait dit de la fermer », a-t-il raconté. Aujourd’hui, il le regrette. Mais à l’époque, son entourage lui dictait la prudence.
L’une des ses fautes a été d’accorder une confiance aveugle à l’homme qui l’a accompagné dans la conquête de la commission, l’Allemand Martin Selmayr. Il a fait de lui son directeur de cabinet et lui a laissé la maitrise de la maison, un énorme appareil de pouvoir. Bourreau de travail, proche de Peter Altmaier, l’un des plus proches collaborateurs de la chancelière Angela Merkel, Selmayr a été au coeur de toutes les crises traversées par la Commission Juncker. Il peut, à ce titre, revendiquer une part des succès, notamment le maintient de la Grèce dans la zone euro, lorsque certains en Allemagne voulaient l’exclure, et la trêve arrachée à Donald Trump lors de la visite de Jean-Claude Juncker en juillet 2018 à Washington en pleine guerre commerciale.
Mais son ambition dévorante a causé sa perte et a manqué faire chuter Juncker. Son parachutage à la tête du secrétariat général de la Commission a déchainé les rancoeurs. Jean-Claude Juncker l’a défendu. Il s’est même brouillé avec le Parti Populaire Européen, sa famille politique, qui a du se mobiliser pour éviter une motion de censure au Parlement européen, m’ont raconté plusieurs de ses dirigeants. La Commission Juncker a frôlé la fin honteuse de la Commission dirigée par Jacques Santer, un autre Luxembourgeois, contraint de démissionner en 1999 pour avoir refusé de limoger la commissaire française Edith Cresson, accusée d’avoir fourni un emploi fictif à un ami dentiste de Châtellerault, son fief électoral.
Martin Selmayr avait été prévenu par Jean-Claude Juncker. Son maintien au poste de secrétaire général dépendrait de son successeur. Selmayr a misé sur la nomination du Français Michel Barnier. Il s’est trompé. La désignation de l’Allemande Ursula von der Leyen a sonné le glas de ses ambitions. Impossible d’avoir deux Allemands à la direction de la maison. Sa tête était réclamée par le Parlement européen, Il a du se démettre pour éviter d’être limogé. Son départ a rendu son franc parler à Jean-Claude Juncker. Il a retrouvé son mordant dans ses dernières interviews.
Mais sa santé s’est dégradée. L’homme a été un gros fumeur et un grand buveur. Le tabac et l’alcool ont frappé. Jean-Claude Juncker parle de ses maux à ceux en qui il a confiance. Et ses proches sont inquiets. L’ablation de la vésicule biliaire a posé un diagnostic préoccupant et une nouvelle opération s’impose rapidement.
Les difficultés rencontrées par Ursula von der Leyen pour constituer son équipe après le rejet de trois candidats, dont la Française Sylvie Goulard, ont contraint le Parlement européen de reporter d’un mois son vote pour l’investiture de la nouvelle Commission. Jean-Claude Juncker va devoir expédier les affaires courantes jusqu’en décembre et donc retarder la date de son hospitalisation. « J’ai le sentiment qu’il ne veut pas se faire opérer, qu’il voudrait partir », m’a confié un de ses vieux amis.
Lui assure qu’il veut écrire sur l’Europe, le grand amour de sa vie ». Mais dans le même temps il multiplie les appels. « Prenez soin de l’Europe », a-t-il lancé aux députés européens à la conclusion de son dernier discours. Un cri qui sonne comme un adieu.