Otan: Erdogan en toute impunité
La France et la Turquie, les deux alliés les plus difficiles de l’Otan, s’affrontent ouvertement, publiquement, et de plus en plus violemment sur la Libye. Mais Paris a peu de soutiens au sein de l’Alliance. Ankara est protégée par Washington et les coups de gueule français indisposent.
« Imaginez l’Otan sans la Turquie! Vous n’aurez plus d’Otan! Vous ne saurez pas traiter l’Iran, l’Irak, la Syrie, la Méditerranée au sud, le Caucase, la Libye, l’Egypte ». L’ambassadeur de Turquie en France, Ismaïl Hakki Musa, a jeté le masque diplomatique lors de son audition le 1er juillet devant la commission sénatoriale des Affaires étrangères et des Forces armées à Paris.
Les mots sont durs, mais ils reflètent une réalité. La Turquie est protégée à l’Otan. Le président Recep Tayyip Erdogan le sait, et il en abuse.
L’ambassadeur turc avait été invité à donner des explications sur un incident naval franco-turc en Méditerranée au cours d’une mission de contrôle de l’embargo de l’ONU sur les livraisons d’armes à la Libye.
Le 10 juin, deux membres de l’Otan ont été sur le point de se canonner. La frégate française Le Courbet opérait dans le cadre de la mission de l’Otan « Sea Guardian ». Les navires turcs escortaient un navire suspect, le Cirkin, « un cargo battant pavillon tanzanien avec immatriculation masquée ».
Lorsque la frégate française s’est approchée, un des navires turcs l’a « illuminée à trois reprises avec son radar de conduite de tir », a accusé la ministre des Armées Florence Parly. L’illumination au radar est destinée à effectuer un repérage ultime avant un tir pour guider un éventuel missile.
« Cette affaire est à nos yeux très grave (…). On ne peut pas accepter qu’un allié se comporte comme cela, fasse cela contre un navire de l’Otan sous commandement Otan menant une mission Otan ».
Les turcs récusent cette version. Le navire turc a utilisé une caméra intégrée à son radar pour « observer » la frégate française qui « effectuait une manoeuvre dangereuse à très faible distance », a soutenu le diplomate.
Les Français s’insurgent et affirment avoir des images de l’équipage turc en armes et en position de tir. « Une posture adoptée par les marines occidentales dans le détroit d’Ormuz face à l’Iran ».
« Un allié qui viole consciencieusement les règles que l’Alliance est censée faire respecter, ce n’est pas acceptable », a déploré Florence Parly le 2 juillet lors d’une intervention en vidéoconférence devant la sous-commission Défense et sécurité du Parlement européen.
L’affaire est « très très sérieuse », juge l’eurodéputé français Arnaud Danjean, spécialiste des questions de Défense.
Paris a porté le différend devant le conseil de l’Otan. Florence Parly a du s’y reprendre à deux fois pour obtenir de Jens Stoltenberg l’ouverture d’une enquête. Huit alliés européens ont soutenu cette demande.
Le secrétaire général de l’Otan a d’abord tenté de minimiser l’incident. L’Alliance n’aime pas porter les contentieux sur la place publique. Le Norvégien, embarrassé, a évoqué un « désaccord entre alliés » au cours de sa conférence de presse.
Mais les Européens sont revenus à la charge le lendemain et il a du annoncer l’ouverture d’une enquête afin de « faire toute la lumière sur ce qui s’est passé ».
Le Norvégien a également du rappeler l’engagement des membres de l’Otan à respecter l’embargo de l’ONU. Sea Guardian a cette mission dans son mandat.
« Le débat est douloureux, car les Alliés ont des positions différentes », explique un ambassadeur. Paris et Ankara sont impliqués dans le conflit libyen et chacun soutien un camp adverse.
Le ton est monté. Emmanuel Macron soutient que la Turquie a une « responsabilité historique et criminelle » dans ce conflit, en tant que pays qui « prétend être membre de l’Otan ».
Le chef de la diplomatie turque Mevlüt Cavusoglu a répliqué en dénonçant l’approche « destructrice » de la France, et l’accuse de chercher à renforcer la présence de la Russie, adversaire historique de l’Otan, dans ce pays déchiré par une guerre civile depuis 2011.
L’intervention militaire turque en Libye au côté du Gouvernement d’union nationale (GNA) de Tripoli a fait reculer les combattants du maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de l’Est du pays, soutenu par l’Egypte, les Emirats arabes unis et la Russie. Or la France a pris fait et cause pour Haftar et son soutien politique pèse sur l’appréciation des alliés, analyse un responsable européen. « Quand on est partie prenante avec un des belligérants, c’est compliqué de donner des leçons ».
Les Etats-Unis se taisent et regardent ailleurs. Donald Trump se désengage du Moyen Orient et d’Europe. L’Otan prend le relais en Aghanistan et en Irak. La Turquie affronte la Russie en Syrie et en Libye.
Cette approche inquiète en Europe. « Erdogan est hostile à l’Europe. Mais les Américains ont pris partie pour la Turquie afin de contrer la Russie, aveugles à la montée de l’islam politique », déplore un responsable européen.
La cause est perdue à l’Otan. Jens Stoltenberg a fait classifier les conclusions du rapport demandé sur l’incident. Les Turcs fanfaronnent et exigent des excuses de Paris.
Emmanuel Macron a signifié son mécontentement en suspendant la participation de la France à l’opération Sea Guardian. Les Turcs sont ravis. Ils ont muselé l’Alliance après avoir muselé l’Union européenne et son opération navale Irini.
Le cargo tanzanien avait été abordé une première fois le 10 juin par le Spetsai, une frégate de la marine grecque engagée dans la mission européenne. « Les navires turcs en escorte ont expliqué que le cargo était sous leur protection et acheminait du matériel médical en Libye », a raconté le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell.
La frégate grecque a été contrainte de le laisser continuer. Le mandat de l’ONU ne lui permettait pas de faire plus. « Il est plus compliqué de faire respecter un embargo que de le contourner », a déploré un diplomate européen.
L’incendie couvait depuis longtemps entre Paris et Ankara. Le départ du feu a été provoqué par l’offensive lancée en novembre 2019 par l’armée turque contre les forces kurdes alliées de la coalition internationale contre l’Etat islamique dans le nord-est de la Syrie, ceci sans aucune consultation à l’Otan, mais avec l’assentiment de Donald Trump.
La France avait des troupes engagées dans la région. Emmanuel Macron a dénoncé ce comportement en des mots très durs. « L’Otan est en état de mort cérébrale ».
L’accusation a froissé les Américains et gêné beaucoup d’alliés. « Macron a mis le doigt sur des problèmes réels, mais il n’a pas aidé les débats », a confié un ambassadeur.
Le contentieux avec Ankara a pesé sur le sommet de Londres en décembre et provoqué des échanges acrimonieux entre le chef de l’Etat français et le président turc.
Paris dénonce depuis les ambiguités de la Turquie qui a acheté en toute impunité à la Russie un système de défense antimissiles incompatible avec les systèmes de l’Otan, procède à des forages illégaux dans la zone maritime de Chypre et instrumentalise « avec cynisme » les migrants.
Florence Parly et le chef de la diplomatie Jean-Yves le Drian ont cherché a avoir cette grande explication à l’Otan. Sans succès. Jens Stoltenberg n’aime pas les tensions et encore moins les éclats. « La Turquie est un allié important pour l’Alliance », repète-t-il à l’envie.
La France se retourne vers l’Union. Jean-Yves le Drian a demandé un débat lors de la réunion avec ses homologues le 13 juillet. Mais il risque d’être déçu. Car ses partenaires redoutent « le chantage aux réfugiés ». L’Allemagne, qui vient de prendre la présidence semestrielle de l’UE, « ne veut pas d’emmerdes » avec Ankara, a confié crûment un responsable européen.
Fin février, Recep Tayyip Erdogan avait décidé de laisser passer les migrants désireux de se rendre dans l’UE. Des dizaines de milliers de réfugiés avaient alors afflué en direction de la Grèce, au poste-frontière de Kastanies (Pazarkule côté grec) où des échauffourées avaient lieu pendant plusieurs jours.
La chancelière Angela Merkel n’a pas du tout envie de gérer ce type de situation en ce moment. La Turquie accueille sur son territoire 3,5 millions de réfugiés syriens.
Le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell a été chargé de déminer le terrain avec Ankara. L’Europe a encore 500 millions d’euros dans ses caisses pour calmer la Turquie. Une conférence des donateurs a en outre permis de collecter 7,7 milliards de dollars pour aider les Syriens en 2020 et 2021 . Une partie de ces financements sont destinés à leurs pays d’accueil.
L’Allemagne appelle Paris à apprendre la realpolitik. « Je ne vois pas de stratégie sans la Turquie. La réalité, cela ne vous ravira peut-être pas, est que la Turquie est l’État frontalier entre l’Europe et le Moyen-Orient », a rappelé Norbert Roettgen, président de la commission des affaires étrangères du Parlement allemand et candidat à la succession d’Angela Merkel.