La petite mort du Haut représentant européen
« Les Européens sont devenus une puissance sans le savoir ». Les deux sommets organisés en octobre diront si Charles Michel a raison de lancer cette assertion ou si le président du Conseil se berce d’illusions sur les ambitions des membres d’une union de boutiquiers et de négociants.
Pour peser sur les affaires du monde, l’Union devrait avoir une politique étrangère commune et une capacité de décision. C’est loin d’être le cas.
Son « super ministre des Affaires étrangères », L’Espagnol Josep Borrell, est nu. Il est en conflit ouvert avec la présidente de la Commission européenne, l’Allemande Ursula von der Leyen et ronge son frein face aux initiatives de Charles Michel, adepte de la diplomatie du téléphone.
Il est tenu à l’écart des négociations avec la Russie, avec la Chine, avec les Etats-Unis, avec la Turquie . « On lui a laissé le Venezuela et la Libye », résume cyniquement un haut fonctionnaire européen.
Or la nécessité d’avoir une voix forte qui parle au nom de l’Union et peut faire usage de ses « armes « s’impose. « Un arc d’instabilité s’est développé autour de nous », a souligné Charles Michel lors d’une intervention devant le « Bruegel institute », un centre de réflexion très influent, pour présenter sa vision de « l’autonomie stratégique européenne ».
Josep Borrell avait résumé la situation de manière plus imagée. L’Europe est confrontée au retour du Sultan en Turquie, du Tsar en Russie et de l’Empereur en Chine. Il faut ajouter le fantôme de la compagnie des Indes, responsable de la décision du Royaume Uni de quitter l’Union.
Et l’effacement des Etats-Unis laisse l’Europe seule. Certains y voient une chance de s’affirmer pour l’Union. Mais elle est divisée et ses querelles intestines l’affaiblissent.
Le sommet européen extraordinaire convoqué le jeudi 1er et le vendredi a traité des affaires du monde et permis de disserter sur « l’autonomie stratégique », « la souveraineté » et « la puissance ». Un autre suivra les 15 et 16 octobre.
Deux sujets ont dominé: la relation avec la Russie face à la répression violente menée au Bélarus par Alexandre Loukachenko, avec le soutien de Moscou, contre ceux qui contestent sa réélection le 9 août, et les actions de déstabilisation menées par la Turquie au sein même de l’UE, en Syrie, en Libye, et depuis quelques jours au Nagorny Karabakh, où son soutien militaire à l’Azerbaïdjan attise l’affrontement avec l’Arménie. Deux crises aux confins de l’Union avec deux des plus difficiles interlocuteurs des Européens.
La diplomatie européenne et Josep Borrell ont échoué à trouver un consensus sur les actions à mener pour démontrer que « l’Europe est une puissance ». L’Union reste divisée. Elle se gargarise de déclarations fortes, mais s’empêtre dans des arguments filandreux pour justifier son incapacité à passer aux actes pour se faire respecter.
Après sept heures de « discussions passionnées » et parfois « émotionnelles », les dirigeants européens ont trouvé un langage alliant fermeté et menaces de sanctions à l’adresse de la Turquie , ce qui a permis de lever la réserve de Chypre pour l’adoption de sanctions contre le régime du président Loukachenko.
L’amertume pointe. « Si les chefs d’Etat s’adjugent la décision, les réunions des ministres des Affaires étrangères n’ont plus aucun sens », confie l’un d’eux, avec un constat lapidaire: « l’UE n’a pas de politique étrangère ».
En fait, elle en a beaucoup trop. Une par acteur, et ils sont nombreux a se bousculer sur le devant de la scène. « La tête dépasse du rang lorsque les circonstances s’y prêtent », souligne Clément Beaune. L’ancien conseiller d’Emmanuel Macron nommé secrétaire d’Etat aux Affaires européennes dresse un constat froid sur l’Europe et le vide du pouvoir dans une réflexion publiée par l’Ifri
Les relations avec Vladimir Poutine sont devenues le domaine réservé d’Emmanuel Macron. La Chancelière Angela Merkel, elle, traite avec Recep Tayyip Erdogan, car le président turc et le président français sont à couteaux tirés.
La présidente de la Commission gère pour sa part les relations économiques avec la Chine et les Etats-Unis. Et Ursula von der Leyen n’entend pas partager une once de ce pouvoir. Elle a renforcé les effectifs du secrétariat général, devenu son « service action » au sein de la Commission.
Cette situation irrite au sein de l’UE, car elle dissimule beaucoup de conflits, nourrit les jeux politiques entre les familles politiques et entretient les luttes de pouvoirs.
Emmanuel Macron est critiqué pour sa stratégie d’ouverture avec Vladimir Poutine. Elle déplaît aux voisins de la Russie et beaucoup d’Etats membres y voient des intérêts politiques et économiques cachés.
Quant à Angela Merkel, il lui est fait reproche de ménager Erdogan par peur, pour écarter le risque d’une nouvelle crise migratoire si la Turquie ouvre ses frontières. Elle est accusée de bloquer les velléités de sanctionner les actions pourtant illégales du président turc et ses violations de la souveraineté de la Grèce et de Chypre. Le coup de la diplomatie de la canonnière menée par la France pour pousser Ankara a quitter les eaux de la Grèce n’a pas été apprécié à Berlin. « Une médiation sans rapport de force, ça tourne en rond », soutient Paris. Cette conception n’a pas encore été intégrée par tous les logiciels européens.
Le message envoyé à Erdogan est brouillé. Il est le reflet des sensibilités de l’Union. Les faucons et les colombes se sont confrontés durant le sommet. « Certains Etats sont très réticents quand il s’agit de tracer des lignes rouges pour la Turquie, c’est pourquoi les discussions ont pris aussi longtemps », a révélé le chancelier autrichien Sebastian Kurz, en précisant « ne pas penser seulement à l’Allemagne ».
Toutes les craintes et tous les ressentiments ont été évoqués durant cette longue discussion: la peur du chantage au réfugiés — ils sont trois millions en Turquie dont beaucoup rêvent de gagner l’Union– mais aussi la colère devant la multiplication des actions de déstabilisation menées par Ankara et Moscou.
« Devons nous rester incapables de peser face à la Russie et la Turquie ? » La réponse est un « non, mais » de raison. Il est hors de question de ruiner les chances de négociations. Le même argument a prévalu pour la décision de ne pas inscrire le Alexandre Loukachenko dans la liste des personnes interdite de séjour dans l’UE pour permettre une hypothétique médiation de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) dont la Suède va prendre la présidence.
L’Union a sauvé la face, mais son affirmation comme puissance a pris un coup. Josep Borrell plaide pour l’abandon de la règle de l’unanimité pour les prises de décisions. Les Etats ne sont pas prêts. C’est le seul moyen de faire valoir et de défendre leur position et leurs intérêts. Chypre et beaucoup d’autres pays, dont la France, ne renonceront pas à cette prérogative. Le consensus favorise l’adhésion aux décisions, soutient Charles Michel. Mais il ralentit ou empêche leur adoption et décrédibilise l’Union, trop souvent incapable d’activer ses moyens de leviers.
Le président du Conseil Charles Michel cherche sa place dans ces jeux de pouvoirs et ce vide du pouvoir. « Il peut parler à tout le monde et n’est pas partie prenante », soutiennent ses collaborateurs. Mais il est encore loin d’avoir gagné la reconnaissance qu’il espère. Il a encore besoin de ses parrains, à qui il doit la sortie de l’anonymat et sa nouvelle carrière internationale. Et ne pas trop donner de pouvoirs aux présidents des institutions permet aux Etats de les tenir avec une laisse courte. La vieille règle du diviser pour régner est toujours d’actualité.
Josep Borrell et son service d’action extérieures, devenu un « monstre », risquent d’être les grands perdants de cette lutte de pouvoir.
L’Espagnol est devenu gênant. Jugé « cyclothymique » et « dépressif », il commence à lasser les Etats membres avec ses critiques publiques contre l’Union européenne « incapable de passer aux actes » et à la « recherche de son rôle ». Cette liberté de parole et son « parler vrai » lui valent en revanche le respect des députés européens et des ,journalistes.
Vice-président de la Commission et « super ministre des Affaires étrangères », le Haut représentant a le cul entre deux chaises, surtout lorsque le Conseil et la Commission sont engagées dans une lutte de pouvoir. Or c’est le cas actuellement .
L’Italienne Federica Mogherini, qui l’a précédé dans cette fonction, avait choisi de rallier la Commission européenne présidée par Jean-Claude Juncker pour éviter d’être broyée par les Etats membres. La Britannique Catherine Ashton, avait fait le choix inverse. Elle ne siégeait à la Commission que lorsque les intérêts de la couronne étaient menacés.
Courtisé par Charles Michel, Josep Borrell va être contraint de faire un choix. A moins qu’il ne décide de tout plaquer avant le terme de son mandat. Il a 73 ans et n’a rien à perdre sur un tel coup de tête . « Ce n’est pas dans son caractère », assurent les membres de son équipe. « C’est un battant, il ne va pas renoncer ».