Joe Biden président, l’Europe doit cesser de rêver l’Amérique
Donald Trump a perdu. Joe Biden sera le 46e président des Etats-Unis. Soulagement dans la plupart des capitales du vieux continent. Mais les Européens ne doivent pas se faire d’illusions. Il n’aura pas de temps pour soigner leurs états d’âme. L’Union doit continuer à prendre son destin en main, assurer son autonomie stratégique, se doter des moyens de défendre ses intérêts et être capable de punir ses adversaires. C’est la condition pour être respectée par ses ennemis et ses alliés.
Or la réalité est toute autre. L’Union européenne sort éreintée de la présidentielle américaine. Quatre de ses membres, la Pologne, la Hongrie, la République Tchèque et la Slovénie, ont ouvertement soutenu la réélection de Donald Trump et l’un des dirigeants, le Slovène Janez Jansa, a accrédité la fausse information de sa victoire alors que le dépouillement des votes était en cours.
La mauvaise humeur des quatre peut faire capoter la relance de l’économie européenne s’ils bloquent l’accord pour le grand emprunt commun de 750 milliards d’euros conclu en juillet.
Le Hongrois Viktor Orban menace de le faire, furieux de la décision de conditionner l’octroi des financements européens au respect de l’État de droit. Il a informé par courrier les instances européennes de sa position. Une attitude dans la droite ligne du comportement de Donald Trump pendant les quatre années de sa tumultueuse présidence.
Les postures de matamores sont une chose. Le passage à l’acte une autre. Surtout de la part de dirigeants qui ont besoin de l’Union européenne. Mais la crise est bien réelle et il va falloir la désamorcer.
Tout aussi préoccupant est le double langage entendu à Berlin sur l’attitude à observer vis à vis des Etats-Unis, car il pose la question du leadership européen.
Angela Merkel va quitter la scène en 2021, peu après l’entrée en fonctions de Joe Biden. Durant quinze ans, elle a tenu la barre du navire Europe. Qui va lui succéder ? Les prétendants s’agitent, mais aucun ne sort encore du lot.
Les prises de positions au sein de la coalition sont déconcertantes. Quand le ministre des Affaires étrangères social-démocrate Heiko Maas évoque un « nouveau départ » dans la relation avec Washington, la très atlantiste ministre de la Défense Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK) fait acte de soumission et enterre l’autonomie européenne demandée par la France dans le domaine de la sécurité.
« Les illusions d’autonomie stratégique européenne doivent prendre fin: les Européens ne pourront pas remplacer le rôle crucial de l’Amérique en tant que fournisseur de sécurité », a-t-elle soutenu dans une tribune publiée par la version européenne du média politique américain Politico. AKK est membre de la CDU, la famille politique d’Angela Merkel. Et elle n’a pas été désavouée publiquement.
Paris n’a pas apprécié. « Nous ne vivrons jamais plus dans le monde d’avant, celui d’une protection et d’une bienveillance systématiques des Etats-Unis », a répliqué Clément Beaune, le secrétaire d’Etat français aux Affaires européennes, proche conseiller du président Emmanuel Macron. Le chef de l’Etat a déploré une « erreur historique » dans un entretien à la revue le Grand Continent
Le duo franco-allemand va devoir s’accorder. Sinon l’Union partira à volo. AKK a répondu à Macron dans la même revue et a précisé sa pensée.
L’analyse française sur le repositionnement des Etats-Unis est largement partagée. « L’Union européenne doit poursuivre sur la voie de son autonomie, avec une plus grande prise de responsabilités et de risques. L’élection de Joe Biden ne doit pas être une excuse pour mener une politique de l’autruche, car l’allié américain a beaucoup de problèmes internes », avertit Nathalie Tocci, directrice de l’Instituto Affari Internazionali en Italie.
Le Démocrate Joe Biden va prendre les rênes d’un pays divisé et déchiré. Et il n’est pas certains d’avoir les coudées franches, si le Sénat reste dominé par les Républicains. Le « Trumpisme » résiste. Or Biden risque de n’être qu’une parenthèse. Il a annoncé sa volonté de ne pas briguer un second mandat. Il va devoir mettre en selle un successeur capable de vaincre les Républicains en 2024. Ce pourrait être sa vice-présidente, Kamala Harris. Tous deux ont décrit leurs priorités, et l’Europe est très très loin.
« Croire à un retour à l’âge d’or fantasmé du lien transatlantique, c’est ignorer l’évolution des Etats-Unis et du contexte international », confirme Arnaud Danjean. Spécialiste des questions de défense, l’eurodéputé français prédit « un réveil difficile » après une brève euphorie.
Il va falloir « reconstruire notre partenariat », a reconnu le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell.
Sur la forme, ce sera facile. Le nouveau président américain est aux antipodes de son prédécesseur. Son sang irlandais parle pour lui. Il considère l’Europe et ne la voit pas comme une ennemie. L’Union a retrouvé un allié et un partenaire. Plus de coup bas, d’annonces fracassantes, d’insultes et d’attaques publiques pendant des sommets. La concertation et la diplomatie vont retrouver leurs lettres de noblesse.
L’élection de Joe Biden est une « occasion unique » pour les Européens, soutient l’ancien président du Conseil Italien Enrico Letta dans une tribune publiée dans le quotidien Libération .
« La relation va devenir plus prévisible et plus constructive sur le commerce, l’Otan, l’Iran, le Moyen-Orient et la lutte contre le changement climatique « , analyse Mujtaba Rahman, directeur du centre de réflexion Eurasia.
Joe Biden a assuré de sa volonté de rejoindre l’accord de Paris sur le climat dès son entrée en fonction. Les Etats-Unis vont également réintégrer l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et veulent reprendre langue avec les signataires de l’accord nucléaire conclu avec l’Iran (JCPOA). Tous ces accords ont été reniés par Donald Trump.
Une détente est également espérée dans les relations commerciales. Donald Trump a ouvert les hostilités avec tous les partenaires des Etats-Unis en imposant des droits sur les importations d’acier et d’aluminium. Une trêve a été conclue avec l’UE sur la promesse d’un mini-accord commercial, mais la hache de guerre n’a pas été enterrée. Le contentieux Boeing-Airbus reste lourd de menaces. L’UE tient prête des taxes douanières pour un montant de 4 milliards de dollars autorisées par l’OMC pour répondre aux 7 ,5milliards de dollars de droits imposés par Washington dans cette bataille sur les subventions accordées aux avionneurs.
Joe Biden devrait en revanche poursuivre le désengagement politique et militaire amorcé un peu partout dans le monde par Barack Obama et accéléré par Donald Trump.
« Les Etats-Unis vont rester repliés sur eux-mêmes », estime le politologue allemand Markus Kaim. Conséquence: « les Européens doivent apprendre à vivre sans leadership américain », résume Sébastien Maillard, directeur de l’Institut Jacques Delors.
La situation est exploitée par le président turc. Fort de l’assentiment tacite de Washington, qui refuse de s’impliquer, Recep Tayyip Erdogan a poussé ses pions en Syrie, en Libye, en Méditerranée orientale et dans le conflit au Nagorny-Karabakh où il soutient militairement l’offensive lancée par l’Azerbaidjan pour reprendre ce territoire sécessionniste majoritairement peuplé d’Arméniens.
Les Français déplorent « l’erreur stratégique » de l’administration Trump face à la montée de l’islam politique dans une Turquie devenue hostile à l’Europe. Aveuglé par son hostilité vis à vis de la Russie et de la Chine, Mike Pompéo, le secrétaire d’Etat américain sortant, soutenait Ankara dans sa confrontation avec Moscou en Syrie, en Libye et au Nagorny-Karabakh.
Le comportement turc a mis l’Otan en état de crise. Emmanuel Macron a jugé l’Alliance en état de « mort cérébrale » et pousse l’Union à sanctionner les comportements hostiles du président turc. Une décision est attendue lors du sommet européen début décembre. La réaction doit être forte pour être crédible. Des sanctions économiques sont envisagées. Washington laisse pour le moment les Européens laver leur linge sale en famille.
« Erdogan fait du chantage à l’Union Européenne avec l’arme des réfugiés et du chantage à l’Otan en disant qu’il fait ce qu’il veut et que personne ne le mettra dehors. Tout cela n’aurait pas existé si les États-Unis étaient restés une hyperpuissance », note l’ancien ministre français Hubert Védrine dans un entretien au quotidien belge Le Soir.
Paris attend de Joe Biden des clarification sur l’Otan et la place de la Turquie dans l’Alliance. « Sortir Ankara de l’Otan n’est pas une option », avertissent les membres de l’Alliance. Mais Joe Biden doit faire rentrer la Turquie dans les rangs, insistent-ils. La décision turque d’acheter un système antimissiles russe incompatible avec ceux de l’Otan a été la goutte qui a fait déborder le vase. Washington a adopté des sanctions, qui ont été bloquées par Donald Trump. La double pression européenne et américaine pourrait calmer le président turc.
Joe Biden ne reviendra pas en revanche sur le pivotement stratégique opéré par Washington vers le Pacifique et la Chine, ni sur la volonté d’en finir avec les guerres « sans fin » et de ramener les troupes américaines au pays, parce que c’est populaire aux Etats-Unis, explique Nicole Koenig, spécialiste des questions de défense pour l’institut Delors basée à Berlin.
Un scénario intermédiaire pourrait s’esquisser: « Joe Biden va proposer une sorte de division géographique du travail, avec plus de responsabilités assumées par les Européens pour la sécurité et la stabilité du voisinage européen, afin de permettre aux Etats-Unis de s’impliquer davantage en Asie », estime Markus Kaim.
La question de la relation avec la Chine va se poser. Comment Joe Biden va-t-il aborder le problème ? Donald Trump s’était lancé dans une confrontation totale, de nature militaire, économique, industrielle et technologique, et demandait aux Européens de prendre parti, ce qu’ils ont refusé de faire. Le 46ème président des Etats-Unis voudra-t-il et sera-t-il en mesure de modifier ce rapport avec Pékin ? Les Européens le souhaitent.