L’Europe du vouloir et l’Europe du pouvoir
Arrestations, déportations, crimes: les violations des droits de l’homme se multiplient en Chine, en Turquie, en Russie, au Bélarus, en Birmanie, en Ethiopie. Depuis des mois, l’Union européenne tempête et menace. Sans grand succès. Puissance économique, elle n’a pas le langage du pouvoir, car elle ne veut pas l’utiliser, et ses sanctions ont peu d’effet.
Fin mars, les 25 et 26, ses dirigeants vont se réunir en sommet pour une revue de leurs relations internationales, des forces en présence et de la stratégie à adopter.
Pour reprendre une formule du Haut représentant, l’Espagnol Josep Borrell, la question est que faire face au retour du Sultan en Turquie, du Tsar en Russie et de l’Empereur en Chine.
Le Russe Vladimir Poutine, le Chinois Xi Jinping et le Turc Recep Tayyip Erdogan éliminent leurs opposants et bafouent les droits fondamentaux sans aucune vergogne.
Incarnation de « l’Europe du vouloir », le Parlement européen vote des résolutions et réclame des sanctions lourdes pour faire fléchir les tyrans. Il faut les « frapper au portefeuille », comme le recommandent les opposants de ces régimes, soutiennent les élus.
Las, l’Union européenne est légaliste. Et elle doit prendre en compte la capacité de représailles.
« Il n’est guère possible de sanctionner les oligarques en Russie. Nous ne pouvons agir que contre des fonctionnaires, et cela uniquement si nous avons des preuves », explique le chef de la diplomatie du Luxembourg Jean Asselborn. « Un jour viendra où un oligarque sera sanctionné, pas parce qu’il est un oligarque, mais pour ce qu’il a fait, pour sa responsabilité dans des actes sanctionnables et avec des preuves inattaquables devant la justice européenne », a expliqué un haut responsable européen.
« Ces résolution du Parlement européen sont du déclaratoire pur. Elles donnent bonne conscience à ceux qui les ont proposées », tranche, réaliste, un eurodéputé.
L’Union a ouvert des listes de sanctions par thèmes –droits de l’homme; terrorisme, cyber-attaques et armes chimiques– et par pays. Elle vient d’ajouter à sa boite à outil un régime de sanctions universel pour les violations « graves » des droits de l’homme. Il a été utilisé début mars avec l’inscription de quatre hauts fonctionnaire russes et la liste a été complétée le 22 mars avec les noms de quatre dirigeants chinois de lé région du Xinjiang impliqués dans la répression des Ouïghours . Les Européens ont également sanctionné le chef de la junte militaire qui a pris le pouvoir en Birmanie, le général Min Aung Hlaing, neuf des plus hauts gradés des forces armées et le président de la commission électorale, pour la répression meurtrière menée dans le pays depuis le coup d’Etat du 1er février.
Les sanctions consistent en une interdiction de séjour, le gel des avoirs dans l’UE et l’impossibilité de bénéficier des financements européens. Elles sont ciblées, donc nominatives, et l’unanimité est requise pour sanctionner. Le Parlement européen avait préconisé de sanctionner les oligarques proches de Vladimir Poutine et les responsables politiques chinois qui ont commandité la répression contre le Ouïghours depuis Pékin.
« S’il s’agit de sanctionner dix fonctionnaires du Kremlin qui n’aiment pas voyager à l’étranger et n’ont pas de biens à l’étranger, alors ça ne sera pas douloureux et cela ne transmettra pas le message », s’est insurgé Leonid Volkov, un proche de l’opposant Alexeï Navalny, après l’annonce des dernières sanctions européennes contre Moscou.
La liste fournie par Volkov comptait des oligarques proches du président Poutine et des patrons de presse impliqués dans les campagnes de désinformation montées contre l’UE. Mais les Européens ne se sont entendus que sur quatre noms de hauts fonctionnaires russes, dont le patron de l’administration pénitentiaire Alexandre Kalachnikov, impliqués dans la punition infligée à Navalny . L’opposant, soigné en Allemagne après avoir été victime d’une tentative d’empoisonnement en Russie ourdie par le pouvoir, a été arrêté le jour de son retour à Moscou puis envoyé dans une colonie pénitentiaire pour purger une peine de deux ans et demi de détention. L’UE a dénoncé un procès politique et exigé sa libération sans conditions. Ses demandes se sont écrasées contre les portes closes du Kremlin. Et Moscou a annoncé des représailles.
Pékin a pour sa part jugée intolérable l’ingérence de l’UE dans ses affaires intérieures et a répliqué dans les heures qui ont suivi la décision européenne. Dix personnalités européennes, dont plusieurs élus du Parlement européen, accusés « de porter gravement atteinte à la souveraineté et aux intérêts de la Chine et de propager des mensonges et de la désinformation », ont été interdits de séjour en Chine, à Hong Kong et Macao. Leurs familles sont également concernées par cette interdiction. La Chine avait prévenu les Européens de sa riposte. Josep Borrell l’a jugée « regrettable et inacceptable ».
Beaucoup de bruit pour pas grand chose avec cette passe d’armes à fleurets mouchetés. On est loin de la dureté affichée par les Etats-Unis et de l’efficacité de leurs sanctions, amplifiée par leur extraterritorialité. Les grands groupes européens ont du abandonner l’Iran par peur d’être interdit aux Etats-Unis. Rien ne les obligeait à le faire. Mais la peur les a fait fuir l’Iran.
L’Union européenne peine a se faire respecter. Moscou nie son existence et ne veut traiter qu’avec les Etats membres. Une manière de les diviser un peu plus. L’Europe est un vieux chien édenté et tenu en laisse. Il gronde, mais ne mord pas. La règle de l’unanimité est sa muselière et ses maîtres refusent de l’ôter.
Josep Borrell a plaidé pour une adoption des sanctions droits de l’homme à la majorité qualifiée. Cela lui a été refusé. « L’exigence d’unanimité ralentit et parfois même empêche la décision. Mais l’unanimité favorise l’adhésion durable des 27 pays à la stratégie délibérée ensemble », soutient le président du Conseil européen Charles Michel.
Difficile dans ce cas de vouloir peser avec des sanctions qui sont le plus petit dénominateur commun. Car les Etats refusent de sacrifier leurs intérêts économiques pour la défense des droits de l’homme. L’Allemagne est sur ce point devenue un boulet. Berlin a bloqué l’adoption de sanctions économiques contre Erdogan, contre Xi et contre Poutine. A chaque fois, elle a fait primer l’économie. « L’Union européenne gère ses grands partenariats en fonction de ses dépendances: le gaz avec la Russie, les migrants avec la Turquie et le commerce avec la Chine « , reconnait un diplomate européen. L’Allemagne coche les trois cases.
L’ancien président Donald Trump avait humilié Angela Merkel en dénonçant publiquement à l’Otan l’hypocrisie d’un pays qui réclame la protection américaine contre la Russie et dans le même temps participe financièrement avec ses achats de gaz à l’armement de Moscou contre l’Alliance.
Washington a bloqué le projet de gazoduc Nord Stream 2 entre la Russie et l’Allemagne en imposant des sanctions aux entreprises impliquées dans les travaux. Joe Biden ne les a pas levées pour maintenir la pression sur Berlin. Mais Angela Merkel refuse d’abandonner le projet. Que décidera son successeur? La réponse devrait être sans surprise. La dépendance de l’Allemagne au gaz russe et à l’accès au marché chinois est son talon d’Achille et une des raisons de l’impossibilité pour l’UE d’avoir une politique étrangère commune.
Le sommet européen des 24 et 25 mars a été préparé par une réunion des ministres des Affaires étrangères le 22 , suivie par une réunion à l’Otan avec le nouveau secrétaire d’Etat américain Antony Blinken, de retour de son premier voyage à l’étranger. Il se sera rendu au Japon, en Corée du Sud et, surtout, il aura rencontré deux responsable chinois, Yang Jiechi et le ministre des Affaires étrangères Wang Yi à Anchorage en Alaska.
Les Européens attendent beaucoup de la nouvelle administration américaine. Le nouveau président, le démocrate Joe Biden, a fermé le chapitre ouvert par Donald Trump. Il veut réparer le lien transatlantique, écoute et consulte ses partenaires de l’UE et affiche une volonté de coordination pour donner plus de poids aux sanctions.
Le poids de Washington est réel. Le Turc Recep Tayyip Erdogan se montre plus conciliant depuis l’arrivée de Joe Biden au pouvoir. Membre de l’Otan, il était protégé par Donald Trump. Mais ce temps est fini. Washington a durci le ton et Jens Stoltenberg, le patron de l’Otan, a concédé avoir de « sérieuses préoccupations » avec l’attitude d’Ankara en Méditerranée orientale, où un affrontement armé a été évité avec la Grèce. Il a également dénoncé « les violations de droits démocratiques » en Turquie, une première pour un homme aussi prudent. « Stoltenberg n’est sensible qu’aux messages de Washington et il a bien compris ce qui se dit désormais dans l’administration américaine », ironise un spécialiste des questions de Sécurité et de Défense.
Le revers de cette situation est une tentation européenne de revenir se coucher aux pieds de l’ami américain en frétillant d’aise et d’enterrer ses ambitions d’autonomie, de capacité d’action, d’indépendance. Or le démocrate Joe Biden poursuit la politique de confrontation avec Pékin et Moscou menée par son prédécesseur. Il a surpris son monde en déclarant qu’il considère Vladimir Poutine comme « un tueur qui devra rendre compte de ses actes » et il aborde sans volonté de concessions la relation stratégique avec Pékin.
Les Européens se retrouvent à nouveau sommés de choisir le camp, avec ou contre Washington. Cela ne leur convient pas du tout. « Nous ne sommes pas intéressés par la confrontation », assurent les services de Josep Borrell. « Pas question de laisser la Russie devenir plus crispée, plus hostile et donc plus dangereuse », insiste le représentant d’un grand Etat membre.
« Les Européens doivent faire face au monde tel qu’il est, et non tel qu’ils le souhaitent. Cela signifie qu’ils doivent réapprendre le langage de la puissance et combiner les ressources de l’Union européenne de manière à maximiser leur impact géopolitique », explique Josep Borrell, devenu le « Jiminy Cricket » de l’UE. « Pour s’imposer au niveau mondial, ils doivent surmonter leurs divisions », ne cesse-t-il de répéter .
« Si vous pouvez avoir de l’influence sur les décision des autres et les contraindre à faire ce que vous avez décidé, alors vous avez le pouvoir. Sinon, vous avez juste de l’influence », rappelle-t-il à qui veut l’entendre.