Leçon de choses, un entretien avec Josep Borrell

Leçon de choses, un entretien avec Josep Borrell

Difficile dans un monde de brutes d’être le chef de la diplomatie d’une union qui n’est pas un Etat et dont les membres ont des cultures politiques et des intérêts très divers. C’est la réalité quotidienne de l’Espagnol Josep Borrell. Leçon de choses.

L’entretien a été organisé quelques heures avant une réunion informelle des ministres des Affaires étrangères le 26 mai à Lisbonne. Josep Borrell (classe 47) et son équipe ont pris leurs quartiers dans un hôtel au bord du fleuve, à une encablure du centre culturel de Belem où la présidence portugaise accueille ses invités. Le Catalan est en pleine forme et disert. La conversation s’engage sur l’actualité et roule ensuite  sur sa vision de l’Europe et de sa place dans le monde, avec des positions qui ébouriffent les diplomates.

Le président du Bélarus Alexandre Loukachenko a indigné dimanche les Occidentaux en envoyant un avion de chasse intercepter un vol Ryanair reliant Athènes à Vilnius à bord duquel voyageaient le journaliste dissident bélarusse Roman Protassevitch et son amie russe Sofia Sapega.

L’appareil a été contraint de se poser à Minsk et les deux jeunes gens ont été arrêtés. Les Vingt-Sept ont riposté en interdisant aux compagnies aériennes bélarusses l’accès à l’Union européenne et en demandant aux transporteurs européens de ne pas survoler son espace aérien.

Mais les Européens veulent plus. Ils ont demandé à Josep Borrell de plancher sur un train de sanctions économiques sectorielles afin de frapper le dictateur au portefeuille. Cette réaction musclée et le volontarisme affiché par les dirigeants européens ont redonné un peu de crédibilité à leur action extérieure, paralysée par les divisions. Mais on est encore très loin de l’Europe puissance, du +global player+, ces formules vides dont se gargarisent les présidents des institutions européennes.

Quelles sont vos pistes pour les sanctions et vont elles suffire ?  

« Les chefs d’Etat et de gouvernement nous ont demandé de proposer des sanctions sectorielles. Il y en a quelques-unes qui viennent tout de suite à l’esprit comme les exportations de potasse et le transit du gaz acheté à la Russie ».

« Le Bélarus est un grand exportateur de potasse: 2,5 milliards de dollars. Tout passe par les pays baltes. C’est facile à contrôler, si on le veut vraiment ».

« On peut aussi imaginer que le gaz russe, qui arrive en Europe par le Bélarus vienne toujours en Europe, mais en empruntant un autre gazoduc. Le Bélarus perdrait les droits de passage, ce qui n’est pas négligeable ».

« Détourner un avion européen pour arrêter un passager, cela appelait à une réaction musclée. On a pris des décisions sur le coup pour le transport aérien, et elles vont faire mal. Mais les dirigeants européens ont demandé plus. Si on n’employait pas maintenant le langage du pouvoir, cela serait la preuve qu’on ne veut pas le faire ».

« Les Européens sont toujours hésitants pour des sanctions économiques. Mais cette fois ci, il faut vraiment prendre des mesures dont M. Loukachenko sente le poids. Si on le veut, on peut le faire vite ».

 

Josep Borrell a soumis ses idées aux ministres, un peu surpris qu’il soit sorti du bois sans les consulter. D’autres propositions ont été avancées. Mais rien n’a été décidé. Ce n’était pas le propos. La réunion était informelle. Le Catalan reviendra avec des propositions pour la prochaine réunion, prévue le 21 juin à Luxembourg. Les Européens verront de quoi l’Europe est capable. Car l’unanimité des Vingt-Sept est requise pour des sanctions. Et déjà des objections sont émises, avec un argument imparable: il ne faut pas affecter la population.

« Les sanctions économiques créent des dommages économiques. On ne fait pas une omelette sans casser des œufs », rappelle l’Espagnol.

Or Loukachenko n’est pas seul. Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan ont affiché leur soutien et se sont mis en travers de la route des Européens. Le Turc a émasculé la position de l’Otan et le Russe bloque les vols européens qui demandent une modification de leur plan de vol pour contourner l’espace aérien du Bélarus.

Comment l’Europe va-t-elle réagir ?

« Tout ne s’arrange pas avec des sanctions. Avec la dynamique +je te sanctionne, tu me sanctionnes+, on entre dans une spirale », avertit Josep Borrell.

« Le Conseil nous a demandé pour juin un rapport dans lequel nous analysons où nous sommes avec la Russie et ce qu’on peut faire. Mais j’insiste: on ne nous a pas demandé de sanctions ».

« Les rapports avec la Russie sont très mauvais. Ils vont de pire en pire depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et nous sommes maintenant à un moment où il faut décider de la suite ».

« Poutine est dans une approche de confrontation et devient de plus en plus autoritaire sur le plan intérieur. Mais il faut faire attention. Pas question de mettre les sanctions en première ligne. Il faut une analyse plus fine ».

« Face à la Russie, il faut l’unité de l’UE pour parvenir à la stopper quand elle viole le droit international. Sinon c’est  illusoire ».

« Mais il faut aussi pouvoir lui parler », plaide-t-il. « Il y a des sujets  sur lesquelles nous avons besoin de nous engager avec la Russie, comme l’Arctique ou l’approvisionnement énergétique. Est ce que aujourd’hui l’Europe peut se passer de la Russie pour son énergie ? Non. Et ce qu’on peut imaginer une solution à la Syrie et à la Libye sans la Russie ? A chaque coin, on trouve la Russie. Donc il faut dialoguer ».

Problème: le président russe refuse de parler avec les représentants de l’UE. Il ne reconnait pas l’Union. Le chef de la diplomatie russe Serguei Lavrov vous l’a signifié brutalement lors de leur rencontre à Moscou.

« Il est évident que la  Russie préfère discuter bilatéralement avec les Etats de l’UE qui l’intéressent, car tous ensemble nous sommes plus forts. L’UE est une mauvaise affaire pour eux. C’est à nous d’utiliser notre union vis-à-vis de la Russie ».

« Malheureusement cela n’arrive pas toujours. Chaque Etat membre à ses intérêts et la tentation de faire cavalier seul, avec le sentiment qu’ils vont mieux s’en tirer ».

Peut on avoir une politique extérieure  commune avec des Etats membres qui défendent leurs intérêts ?  Peut on avoir une politique étrangères commune contre les intérêts de l’Allemagne ?

« Les traités disent clairement que la politique étrangère de l’UE reste une compétence des Etats membres ».

« Les désirs de la Commission européenne d’être géopolitique, c’est bien joli, mais elle n’a pas de compétence en politique extérieure. Elle n’a pas de compétence en défense. C’est la réalité ».

« Pour bâtir une politique étrangère commune, il faut trouver les éléments sur lesquels on s’accorde. Si on ne s’accorde pas, alors il n’y a pas de politique étrangère commune ».

« La politique extérieures est faite de valeurs et d’intérêts. Les traités sont clairs: il faut défendre nos valeurs et nos intérêts. Les valeurs, nous les partageons, sinon on n’est pas membre de l’UE. Mais les intérêts, on ne les partage pas. En tant qu’architecte de la politique extérieure commune, je sais très bien que dans beaucoup de domaines, les intérêts communs n’existent pas ».

« Comme en plus il faut l’unanimité, je préfère avoir des positions qui, si elles ne sont pas unanimes,  représentent une forte majorité, plutôt que chercher une unanimité vide de contenu ».

« Mieux vaut une position à 26 que rester prisonniers d’une unanimité et ne rien dire, comme au Moyen Orient et sur pratiquement tout ».

« Le Moyen Orient est l’exemple typique de nos divisions. Mais en ce moment, nous sommes bloqués sur une déclaration sur Hong Kong ».

« La politique extérieure doit se faire au rythme de la marche du monde. Mais nous, malheureusement, nous prenons trop de temps pour décider. Or le monde ne s’arrête pas. C’est pourquoi  tous les jours j’appelle les Etats membres à décider vite. Parfois ça marche. Mais nous avons des divisions existentielles, insurmontables, sur le conflit entre Israël et la Palestine, pour des raisons historiques ».

« Évidemment, si nous avions la majorité qualifiée (pour les prises de décisions), ça serait mieux ».

« Mais ce n’est pas le seul problème. Pour avoir une politique étrangère commune, il faut avoir la même vision du monde. Et nous ne l’avons pas ».

Quelle est la visibilité de  l’UE ?

« Si nous étions un état fédéral, le pouvoir agirait. Si on était un état autoritaire, comme la Chine ou la Russie, l’Etat agirait. Mais nous ne sommes même pas un état ».

« Alors, si nous n’avons pas une vision du monde partagée, il est utopique de prétendre avoir une politique étrangère commune ».

« Le travail que nous faisons avec la boussole stratégique permet de construire cette compréhension du monde, d’analyser les menaces et de voir de quelle manière nous sommes prêts à faire face. Il faut aussi travailler dans la pratique. Tous les mois on annonce une stratégie nouvelle. Or l’unité on la forge dans l’action. C’est dans l’action que nous allons nous retrouver ».

« A un moment donné, les Européens devront se demander comment agir dans le monde avec un peu plus que l’état de droit et le commerce ».

« Dans le monde aujourd’hui, pour être un acteur global, il faut utiliser au mieux les outils que vous possédez, et être capable d’agir vite pour la sécurité militaire, un domaine qui pose problème aux Européens ».

« Aujourd’hui nous payons le prix de ne pas avoir été capables d’arrêter les guerres balkaniques. A l’époque, on a annoncé que l’UE se donnerait la capacité de déployer rien de moins que 50.000 effectifs sur le terrain. Qui s’en rappelle ? Maintenant on passe à 5.000, et certains disent c’est beaucoup trop ».

« Quand j’ai pris mes fonctions, il n’y avait ni Turcs ni Russes en Libye. Ils n’étaient pas là.  Nous payons le prix de nos divisions. Aujourd’hui il y a un  cessez-le-feu grâce à un accord entre la Russie et la Turquie.  Le cessez-le-feu entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ça n’a pas été non plus le résultat de l’intervention européenne. A nouveau ça a été la Russie et la Turquie, qui ont tiré chacun son avantage ».

« L’Europe n’est pas capable de déployer des capacités militaire. Au Sahel, un pays le fait, pas l’UE. Chaque pays gère sa politique étrangère. La France gère sa politique étrangère. Elle a tout a fait raison. Or le Sahel est un problème pour l’Europe et la France ne peut pas le résoudre toute seule ».

« La solution n’est pas seulement militaire. Au Mali, on ne gagnera pas la guerre si on ne gagne pas la paix. Il faut bâtir une structure de gouvernance civile, bâtir un Etat ».

« La politique extérieure européenne fait face à trois problèmes: l’absence ou les défaillance de gouvernance chez beaucoup de nos partenaires;  les nouveaux Empires que sont la Chine, la Russie, la Turquie,  des états autoritaires bien organisés et qui ont des ambitions pour étendre leur pouvoir. Et les problèmes globaux, qui demandent une réponse à l’échelle mondiale, comme le changement climatique ou les pandémies.

Comment voyez vous la relation entre l’UE et les Etats-Unis? Celle d’égaux, ou celle d’un « junior partner » ?

« Là aussi nous sommes très divisés. Il y a des pays qui vont toujours s’aligner sur les positions américaines et d’autres qui ont une vision plus autonome ».

« Chaque fois que je parle d’autonomie stratégique, il y a des Etats membres qui disent +vous voulez nous faire prendre des distances avec les Etats-Unis, vous voulez affaiblir l’Otan+. Or cela n’a rien à voir ».

« Parfois, j’ai le sentiment que certains pays se sentent beaucoup plus rassurés par l’état de dépendance dans le partenariat avec les Etats-Unis ».

« Or il ne faut pas choisir. Il n’y a pas d’alternative à l’Otan pour la défense territoriale de l’Europe. Mais il y a des problèmes pour lesquels nous devrions, nous Européens, être capables de fournir une solution pan-européenne, parce que ni l’Otan, ni les Etats-Unis ne vont s’en occuper ».

Comment se positionner dans l’affrontement entre Washington et Pékin ?

« L’histoire au 21e siècle sera l’émergence de la Chine et ses rapports avec les Etats-Unis. La Chine est déjà une grande puissance et elle le sera encore plus ».

« La façon dont la Chine va s’intégrer dans la gouvernance mondiale va être décisive pour savoir dans quel monde nous allons vivre ».

« Là encore, c’est évident, nous partageons avec les Etats-Unis et le système politique et le système économique. Nous sommes des démocraties, imparfaites, mais nous croyons a un système qui permet aux citoyens de choisir un gouvernement parce qu’il y a une concurrence politique ».

« La Chine a bâti un autre système, celui du parti unique et elle n’a aucune intention d’en changer. Nous avons une économie de marché. Eux ont une économie de marché très dirigée ».

« Il est évident que nous sommes beaucoup plus près des Etats-Unis, mais nous n’avons pas les même intérêts sur toutes les questions. Il faudra être capable de défendre nos intérêts. Nous avons les moyens. Il faut touts simplement la volonté de le faire. Si l’Europe veut être un acteur global, elle doit être capable de défendre ses intérêts économiques avec la Chine sans avoir besoin du parrainage des Etats-Unis ».

« Mais cela ne veut pas dire que nous allons nous aligner avec la Chine contre les Etats-Unis ».

« La vraie question est la capacité de l’UE d’être un pôle ».

« Il est évident que la Russie penche de plus en plus vers la Chine. On n’a pas beaucoup à la pousser pour qu’elle constitue une nouvelle alliance des états autoritaires. Elle serait très déséquilibrée, car la Chine représente 20% du PIB mondial et la Russie 2% du PIB mondial. Mais ils ont des intérêts pour se rapprocher ».

« L’Europe doit devenir un pôle en elle-même. Dans les traités, il est écrit que l’UE doit avancer vers l’union politique et des capacités défensives communes et on pourrait imaginer à une union de Défense ».

« Mais on en est loin. Il n’y a pas partout le même enthousiasme ».

L’Afghanistan est un autre exemple de la difficile relation avec les Etats-Unis. A quoi faut-il s’attendre dans ce pays?

« Le président Biden a décidé de partir. L’histoire est finie ».

« On peut discuter si c’est une bonne ou une mauvaise décision. Mais Biden a décidé que 20 ans c’était assez, que trop de sang et trop d’argent avaient été versés et qu’ils partaient ».

« La précédente administration américaine a engagé des négociations avec les talibans et s’est arrogé la représentation des alliés sans leur demander leur avis ».

« Biden aurait pu dire + non, on ne part pas+. Mais il savait très bien qu’il aurait eu une guerre avec les talibans pire que l’offensive du Tet (en 68) au Vietnam et il n’a pas voulu payer ce prix. Et comme les Européens ne peuvent pas rester seuls, ils s’en vont aussi ».

« Je ne suis pas très optimiste sur ce qui va se passer ».

« Pour nous Européens se pose la question de la conditionnalité de notre aide au respect des droits sociaux et des droits des femmes conquis pendant ces 20 années. Si ce n’est pas le cas, on doit arrêter toute aide ».

« Il faut faire l’inventaire des solutions. Nous nous demandons comment gérer notre présence. Il faut assurer le fonctionnement d’un hôpital et d’un aéroport si on veut maintenir un minimum de présence européenne. Il faut continuer à être présents, mais pas avec des moyens militaires. Ca c’est exclu ».

« Il faut voir quelle  sera la capacité du gouvernement afghan de parvenir à un accord avec les talibans. Il est permis de ne pas être optimiste. Quand on perd une guerre on perd une guerre ».

Tout cela n’est pas très encourageant ?

« Ce n’est pas un job pour quelqu’un qui se décourage vite. C’est plutôt pour un têtu qui croit que l’Histoire à un sens et qu’il faut avancer même si c’est à petits pas. Moi, j’y crois ».

 

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