Letta Européen
Essai, profession de foi, manifeste ? « Faire l’Europe dans un monde de brutes » est un peu les trois. Enrico Letta nous livre son sentiment sur l’Europe, formule un diagnostic sans complaisance de ses faiblesses et soumet une série de propositions pour relancer la machine. C’est intelligent et intelligible, car débarrassé du jargon des eurocrates et des théoriciens de l’Europe. Lire Enrico Letta, c’est entendre Emmanuel Macron. Comme si le chef de l’Etat français avait prêté sa voix pour porter les idées de l’ancien premier ministre italien. Ce n’est pas un hasard si « Faire l’Europe dans un monde de brutes » figurait dans la liste des livres posés sur une table dans le bureau du président lors de son grand oral télévisé.
Enrico Letta « n’aime pas le visage actuel de l’Europe ». Il veut le changer, effacer son image élitiste, mettre fin à l’idée qu’elle est réservée aux plus instruits. Pour cela, « il nous faut de la passion et des idées », soutient-il. Mais il y a urgence, car le projet européen est menacé par le populisme, « devenu l’ennemi numéro 1 ».
« L’Europe est malade. Gravement. L’arrivée au pouvoir en France d’Emmanuel Macron a redonné de l’oxygène à la construction européenne, mais tout reste à faire ». Le diagnostic est posé dès l’avant-propos. Il l’affine en six chapitres et en consacre cinq autres aux propositions.
Européen convaincu et passionné, Enrico Letta est loin d’être un rêveur. Il ne se fait pas d’illusions. Ancien président du Conseil en Italie, il sait combien la politique peut être létale quand tous les coups sont permis pour la conquête du pouvoir. La version italienne de son essai, intitulée Contre vents et marées (Contro venti e maree) était sous-titré « idées sur l’Europe et l’Italie ». Il y livrait une charge féroce contre le culte du « moi » au sein de partis politiques, « réduits à être une caisse de résonnance pour leur chef, avec des fidèles qui se complaisent de petits avantages et renoncent à exprimer leurs convictions ».
L’homme a été meurtri par la trahison de Matteo Renzi qui a manœuvré au sein du Parti Démocrate pour le contraindre à démissionner en février 2014 afin de lui succéder à la présidence du Conseil. Enrico Letta s’est effacé avec élégance et s’est mis en retrait de la vie politique italienne. Mais il n’a pas renoncé à ses convictions européennes. Nommé à la présidence de l’Institut Jacques Delors, il s’est exilé en France et a pris la tête de l’Ecole des affaires internationales de Science Po Paris. Deux ans après, les Italiens ont sanctionné Renzi, contraint à son tour de se démettre.
Je ne sais pas si Enrico Letta a encore des ambitions européennes, mais il ferait un excellent président de la Commission lorsque Jean-Claude Juncker passera la main en 2019. L’homme est jeune. Il aura 53 ans en 2019. Membre de la réserve des anciens dirigeants, il avait été pressenti pour la fonction par François Hollande en 2014, mais Matteo Renzi avait opposé son véto à sa nomination. Cinq ans plus tard, la fin des mandats de Mario Draghi à la BCE, d’Antonio Tajani à la présidence du Parlement européen et de Federica Mogherini à la tête de la diplomatie européenne va contraindre l’Italie à un choix pour sa représentation au sein des institutions. Elle peut se contenter d’un poste de commissaire ou prétendre à une présidence.
Tout va dépendre du mode de désignation du chef de l’exécutif européen. Si les citoyens européens sont appelés à l’élire directement, Enrico Letta à des chances et « Faire l’Europe dans un monde de brutes » est un manifeste parfait pour faire campagne et défendre sa candidature. La constitution d’un parti européen à l’échelle du continent servira cette ambition. Enrico Letta défend ce projet. Mais pour l’instant les dirigeants européens restent sourds à cet appel, préférant les intrigues du jeu des sept familles politiques actuellement représentées au Parlement.