trois petites têtes et un lapin
L’Europe semble condamnée à la médiocrité. La faute aux petits calculs politiciens et aux querelles d’ego. Les Européennes terminées dimanche, cinq nominations sont attendues. Une occasion pour nommer les meilleurs, les plus européens, les plus compétents dans leur domaine. Hélas les attentes seront déçues. Au lieu d’un élan, nous allons assister à une bataille mortifère, dont les vainqueurs seront les ennemis de l’Union.
Un nouveau chapitre va commencer le lundi 27 mai. L’Union va remplacer les présidents de ses institutions. Les sortants, quatre hommes et une femme, préparent le bilan de leur action. Leurs successeurs attendent d’être choisi. Plusieurs prétendants sont déjà en lice. D’autres sont encore dans les coulisses. « Beaucoup de candidats, beaucoup d’options », résume un initié. Les spéculations vont bon train, mais la tambouille ne sent pas bon.
« L’Union européenne n’a plus de salle des machine », déplore l’ancien premier ministre socialiste italien Enrico Letta. « Il va falloir en construire une , mais où et comment? Est ce qu’elle sera à la Commission, comme dans les années 80-90, ou au Conseil? « , demande-t-il.
Peu de gens à l’étranger comprennent le fonctionnement de l’UE, géant économique, mais nain politique. Qui décide quoi ? Le président de la Commission européenne, ou le conseil des chefs d’État ? Barack Obama n’a jamais compris et son successeur Donald Trump encore moins. Mais lui a choisi le président de la Commission, parce qu’il déteste la chancelière allemande Angela Merkel, considérée comme la patronne de l’UE.
Le successeur de Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission devrait être une personnalité respectée, un Européen convaincu, porteur d’un projet.
Enrico Letta, 52 ans, serait un bon candidat. Son livre « Faire l’Europe dans un monde de brutes » (Contro venti e maree en Italien) est une réflexion sur l’état de l’Europe remplie d’idées d’actions.
Le Français Michel Barnier, 68 ans, est également un profil intéressant. Négociateur du Brexit, il connaît le fonctionnement des deux institutions pour être l’interlocuteur des dirigeants européens sur le divorce du Royaume Uni et avoir été deux fois commissaire.
Mais voila, aucun n’est candidat. Personne ne les a sollicités. Car la désignation du prochain président de l’exécutif bruxellois est une affaire de familles régie par des règles et des conditions imposées par le Parlement et ses groupes.
Seuls peuvent concourir les prétendants «élus » par les partis membres des groupes du Parlement au cours d’un congrès. Ils sont devenus les spitzenkandidat, un terme allemand traduisible par chef de file. Les détracteurs du processus disent valet.
Le prétendant de la famille la plus importante en nombre d’élus au lendemain des élections peut le premier réclamer la présidence de l’exécutif bruxellois. Mais il lui faudra être soutenu par les chefs d’État et de gouvernement et rallier sur son nom une majorité de 376 élus au Parlement européen, car les Britanniques n’ont toujours pas quitté l’Union. Il peut échouer. Dans ce cas, alors les spitzenkandidaten des autres familles peuvent tenter de prendre le poste. Mais en aucun cas un « lapin tiré du chapeau » par le Conseil ne sera accepté, affirme le Parlement. « L’accepter serait la mort du Parlement », soutiennent nombre d’élus.
La règle a été imposée en 2014 pour démocratiser l’UE, en établissant un lien direct entre les électeurs et la plus haute fonction de l’exécutif bruxellois. « Les dirigeants européens ont adoubé Jean-Claude Juncker plus parce qu’il était un des leurs que parce qu’il était le spitzenkandidat du PPE », soutient un ambassadeur qui a vécu l’épisode. L’élection n’a pas été facile. Angela Merkel a tenté de torpiller la nomination du Luxembourgeois . Elle a monté un complot lors d’une promenade en barque en Suède avec trois autre conjurés, le Britannique David Cameron et les premier ministre suédois Fredrick Reinfeldt et néerlandais Mark Rutte. Une campagne de presse en Allemagne l’accusant de « trahir la démocratie » et une fronde des élus européens de la CDU-CSU menée par Manfred Weber lui a fait renoncer à son projet. La chancelière est rentrée dans le rang et elle défend Weber , soutient le PPE. Tout le monde n’est pas de cet avis.
Cette année, la conjuration est devenue rébellion. Emmanuel Macron refuse le jeu des spitzenkadidaten. Au moins onze autres dirigeants se sont eux aussi dits mécontents de cette règle lors du premier échange sur le sujet pendant le sommet européen informel de Sibiu en Roumanie en mai.
Il faut reconnaître que les prétendants en lice ne sont pas à la hauteur pour la fonction. Les conservateurs du PPE ont choisi l’Allemand Manfred Weber, 46 ans, dont le seul titre est d’avoir présidé leur groupe au Parlement européen. L’homme est plein d’assurance, mais « il n’a ni l’expérience, ni l’autorité requise pour la fonction », déplorent les Français.
Les socialistes ont choisi le Néerlandais Frans Timmermans, 58 ans, Premier vice-président de Jean-Claude Juncker et ancien ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas. Mais il ne fait pas l’unanimité et son camps est très affaibli en France et en Italie. Au mieux, il pourrait succéder à l’Italienne Federica Mogherini à la tête de la diplomatie, mais le poste est brigué par l’Espagne, devenue « cheffe » de la famille socialiste européenne.
Le troisième grand groupe, l’alliance des Libéraux, hostile au système du spitzenkadidat, n’a pas joué le jeu, mais a quand même désigné un prétendant. En fait, il s’agit d’une prétendante, la danoise Margrethe Vestager, 51 ans. Commissaire à la Concurrence, elle s’est fait un nom et une réputation hors de l’Union. Donald Trump l’a surnommée la « Tax lady ». Originaire d’un petit pays, appréciée par Angela Merkel, elle pourrait coiffer ses deux rivaux par élimination si la procédure demeure la règle.
La partie ne fait que commencer. Le PPE veut imposer Manfred Weber et le Parlement veut sauver le spitzenkandidat. Tous les suffrages vont compter, confie un cacique de la famille conservatrice. Ceux des anti-européens inclus.
Ce sera sans doute la seule fois où leurs votes pourront compter, car même s’ils totalisent un tiers des élus, ils seront marginalisés par les parti pro-européens. Jean Quatremer l’explique très bien dans cette analyse.
Emmanuel Macron va-t-il parvenir à constituer une minorité pour bloquer la nomination du Bavarois ? Pourra-t-il tuer le système du spitzenkandidat et imposer un « lapin tiré du chapeau » ? Ce sera difficile. « Merkel a tenté de le faire en 2014, elle a échoué. La tentative échouera aussi cette fois ci », prédit Jean-Claude Juncker. Manfred Weber pourrait toutefois payer le prix de cet affrontement. Il pourrait alors se consoler avec un poste important de commissaire avec rang de vice-président, confie un responsable du PPE.
La désignation du président de la Commission européenne débloquera les autres nominations. Le Polonais Donald Tusk, président PPE du conseil, aura pour mission de boucler l’affaire pour le sommet des 20 et 21 juin. Le Parlement européen pourra alors se prononcer sur le choix du président de la Commission lors de sa deuxième session le 17 juillet.
Un sommet extraordinaire convoqué le 28 mai au soir permettra de dire si un accord est possible pour cette date ou si les tractations seront difficiles, comme en 2014. Un sommet extraordinaire avait été nécessaire en août pour désigner le président du Conseil et le chef de la diplomatie européenne.
Donald Tusk devra se montrer habile pour trouver les personnalités appelées à diriger la Banque Centrale Européenne, la diplomatie européenne, le Parlement, le Conseil et la Commission, car il devra respecter une certaine parité, un équilibre politique et un équilibre géographique.
En 2014, la main comprenait le conservateur Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, le conservateur polonais Donald Tusk, la socialiste italienne Federica Mogherini et un duo pour la présidence du Parlement composé du socialiste allemand Martin Schulz en première partie, puis du conservateur italien Antonio Tajani. La BCE n’était pas en jeu.
Mais en 2019, les équilibres politiques ont changé. La grosse coalition PPE-socialistes va devoir devenir trio avec les Libéraux pour constituer des alliances. Les discussions pour les nominations seront donc plus complexes.
Un bouquet de noms à fleuri pour remplacer l’Italien Mario Draghi la BCE. On entend citer la Française Christine Lagarde, patronne du FMI en fin de mandat, la Bulgare Kristalina Georgieva de la Banque mondiale, l’ancien commissaire finlandais Olli Rehn, l’Allemand Jens Weidmann, président de la Banque Fédérale d’Allemagne et beaucoup d’autres encore.
Certaines de ces personnalités pourraient prétendre à la présidence du Conseil. Mais beaucoup espèrent encore convaincre la Chancelière Angela Merkel de la prendre. Nein, nein nein. Pour l’instant elle refuse. mais ses dénégations ne suffisent pas. Or le profil recherché pour le poste ne peut lui convenir. L’élu devra être discret, dépourvu de charisme pour ne pas faire de l’ombre aux chefs d’État et très retors pour obtenir des résultats, explique un ancien ambassadeur suffisamment longtemps en poste à Bruxelles pour avoir connu le Belge Herman van Rompuy, premier président du Conseil européen et modèle recherché pour tous ses successeurs.
Les prétendants connus pour la présidence du Parlement européen sont deux : le président sortant, l’Italien Antonio Tajani, et l’ancien Premier ministre libéral Belge Guy Verhofstadt. Il rêve de cette fonction depuis des années, mais il ne l’obtiendra jamais sans alliés puissants. L’Irlandaise Mairead McGuiness, vice-présidente PPE de l’Assemblée, pourrait coiffer les deux hommes. Mais le vote est à bulletin secret et chaque voix comptera pour obtenir la majorité. Tous les soutiens seront bons à prendre et à ce jeu, l’Italien est prêt à dîner avec le diable pour arriver à ses fins. Le patron de l’extrême droite italienne Matteo Salvini pourrait lui apporter une aide décisive avec les votes de ses élus et de leurs amis.
L’Europe a besoin de compétences et d’engagements. Au lieu de cela, ses dirigeants offrent un piètre spectacle de querelles, de marchandages, de rapports de force et de poussées d’ego. Une nouvelle chance leur est offerte de relancer la machine grâce à des choix judicieux. Elle risque encore une fois d’être gâchée.