L’Union déboussolée par Washington
L’Amérique se désengage d’Europe, d’Afrique et du Proche Orient pour affronter la Chine, et elle montre peu de considération pour les Européens dans ses grandes manoeuvres. C’est une surprise et même un choc pour la plupart des membres de l’UE. Beaucoup sont encore dans le déni, surtout à l’Est. Ils croient dans la pérennité de la protection américaine et sont disposés à toutes les compromissions pour conserver la bienveillance de l’hôte de la Maison blanche. Le réveil européen est douloureux.
L’Europe combien de divisions? Pas suffisamment. Les Européens sont à ce jour incapables d’aligner les forces réclamées pour permettre à l’Otan de mobiliser 30 bataillons mécanisés, 30 escadrons d’avions de combat, 30 navires de guerre et les déployer en 30 jours sans l’appui des Américains.
Et ils ont été incapables d’assurer la sécurisation de l’aéroport de Kaboul pour exfiltrer leurs ressortissants et les afghans désireux d’échapper à l’emprise des talibans, car ils ne sont pas en mesure de mobiliser une force de 6.000 militaires comme les Américains.
L’Europe militaire est juste bonne a être une force de supplétifs et un allié obéissant avec les choix stratégiques des Etats-Unis. Washington ne veut pas que cela change. Joe Biden est la une version de Donald Trump en plus aimable. Mais « America First » demeure la ligne de conduite à la maison Blanche.
La France regimbe, mais elle ne parvient pas à rallier ses partenaires. L’Union reste une addition de pays, pas une force. « Europa First » est toujours un gros mot à Bruxelles et dans nombre de capitales de l’Union.
Après l’Afghanistan, l’alliance AUKUS, le pacte de sécurité conclu par Washington avec Londres et Canberra pour la région Indo-Pacifique, est le dernier camouflet infligé aux Européens. Ils n’ont été ni associés, ni consultés, ni même informés, et l’annonce est tombée le jour de la présentation de la stratégie européenne pour cette région. Une stratégie de confrontation avec la Chine, opposée à une stratégie de coopération européenne.
Paris a grondé, car la France perd un gros contrat militaire avec l’Australie pour la fourniture de sous-marins. Mais ce n’est pas le sujet. Le comportement de Washington « pose une question de confiance », tempêtent les dirigeants français. « Comment s’engager avec les Etats-Unis alors que nous savons qu’ils peuvent exclure brutalement une entreprise européenne ou développer un agenda secret contre nos intérêts », expliquent-ils. Le ministre Jean-Yves Le Drian ne décolère pas et les arguments commencent à porter.
« C’est un signal d’alarme pour l’UE », a soutenu le secrétaire d’Etat allemand aux Affaires européennes Michael Roth lors d’une réunion avec ses homologues le 21 septembre à Bruxelles. Il aura fallu attendre cinq jours après l’annonce américaine pour avoir une réaction de Berlin.
« Nous devons nous poser la question sur la façon de conforter notre souveraineté, comment nous pouvons montrer plus d’unité sur les questions de politique extérieure et de sécurité », a-t-il ajouté. Tout est sur la table et le débat est engagé sur l’autonomie stratégique de l’UE. Mais il est difficile et compliqué.
Paris souhaite que l’UE marque le coup contre Washington avec le report de la première réunion du nouveau conseil américano-européen chargé de coordonner les politiques des deux blocs dans le domaine des technologies et du commerce. Elle est prévue le 29 septembre à Pittsburgh (Etats-Unis).
« La réunion ne peut se tenir comme si de rien n’était », soutiennent les Français. La présidente de la Commission, l’Allemande Ursula von der Leyen, « réfléchit », expliquent ses collaborateurs. « La manière dont les choses se sont passées sont inacceptables. Nous analysons les conséquences de l’annonce de l’alliance AUKUS et son incidence sur le calendrier. Elle a des conséquences pour l’UE dans son ensemble. Il s’agit du rapport de confiance avec les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie, pays partenaires et alliés », a expliqué Eric Mamer, le porte-parole de la Commission.
La décision est délicate, car elle divise les Etats membres. Et les tensions sont perceptibles au sein même de l’exécutif européen, où chaque commissaire est la voix de son pays. La Commission doit être représentée par le commissaire au Commerce le letton Valdis Dombrovskis, dont le pays refuse tout bras de fer avec Washington, et la Danoise Margrethe Vestager, la commissaire à la concurrence. Côté américain, la délégation sera conduite par le secrétaire d’Etat américain Anthony Blinken.
Le moment de vérité est arrivé pour la volonté d’autonomie stratégique affichée par l’UE. « Pour bâtir une politique étrangère commune, il faut trouver les éléments sur lesquels on s’accorde. Si on ne s’accorde pas, alors il n’y a pas de politique étrangère commune », insiste le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell.
« La politique extérieures est faite de valeurs et d’intérêts », souligne-t-il. « Les valeurs, nous les partageons, sinon on n’est pas membre de l’UE. Mais les intérêts, on ne les partage pas. En tant qu’architecte de la politique extérieure commune, je sais très bien que dans beaucoup de domaines, les intérêts communs n’existent pas », déplore-t-il. « Parfois, j’ai le sentiment que certains pays se sentent beaucoup plus rassurés par l’état de dépendance dans le partenariat avec les Etats-Unis ».
« L’autonomie stratégique, c’est la capacité d’agir de manière autonome; le pouvoir de dire non pour défendre ses intérêts; la volonté de briser les dépendances », résume l’eurodéputé français Arnaud Danjean. « Mais il faut être lucides: la majorité des pays de l’UE veulent maintenir le lien transatlantique. La prospérité de l’Allemagne s’est bâtie sous le parapluie américain, les Néerlandais achètent américain, pensent américain », souligne-t-il.
Les Européens doivent néanmoins prendre conscience que même si la nouvelle administration américaine est très europhile, « sa priorité stratégique est la Chine. L’Europe est secondaire et l’UE n’est importante que si elle est alignée », affirme-t-il.
« Il y a beaucoup de mauvaise foi de la part des Américains et des Britanniques lorsqu’ils affirment que l’autonomie stratégique de l’UE signifie la fin de l’Otan et du partenariat atlantique », dénonce-t-il. « La défense de la frontière de l’Union à l’Est, c’est l’Otan. L’Alliance a été constituée face à la Russie et l’UE n’a pas une politique de défense en mesure de se substituer à l’Otan », explique-t-il . « La politique européenne de défense c’est plutôt pour la gestion de crise, sur des théâtres où les Américains ne veulent pas agir, où l’Otan n’a pas vocation ni l’autorisation d’agir », explique-t-il.
Encore faut-il être en mesure de le faire. Les Européens discutent depuis des années de la constitution d’une force de réaction rapide européenne. « Aujourd’hui nous payons le prix de ne pas avoir été capables d’arrêter les guerres balkaniques. A l’époque, on a annoncé que l’UE se donnerait la capacité de déployer rien de moins que 50.000 effectifs sur le terrain. Qui s’en rappelle ? Maintenant on passe à 5.000, et certains disent c’est beaucoup trop », grince Josep Borrell. Le chaos provoqué par le départ des Américains d’Afghanistan a relancé le projet. Il a été discuté lors d’une réunion informelle des ministres de la Défense et des Affaires étrangères en Slovénie. Mais il ne fait toujours pas l’unanimité, a confié Josep Borrell.
« C’est une ambition légitime », soutient Arnaud Danjean. « Mais pour être crédible, cette force devra avoir un mandat lui permettant d’utiliser la force ». Vice-président du groupe du PPE (droite pro-européenne) au Parlement européen, ancien militaire et spécialiste des questions de renseignement et de Défense, Arnaud Danjean voit plusieurs obstacles à la création d’une force de réaction rapide européenne en mesure d’assurer des opération comme la sécurisation d’un aéroport afin d’évacuer les ressortissants européen d’une zone de conflit.
« Pour moi, il y a deux obstacles quasi insurmontables. Le premier est le processus de décision, le second ce sont les capacités », souligne-t-il. « Qui décide? Au niveau européen ce sera le conseil, et il faudra donc l’unanimité. Mais il y a aura aussi des décisions nationales, car la force sera constituée par des composantes nationales. S’il y a des allemands, il faudra attendre le feu vert du Bundestag », la chambre basse du Parlement. « Je me souviens de von der Leyen (ex-ministre de la Défense devenue présidente de la Commission) disant en 2017 qu’il n’était pas réaliste d’imaginer une armée européenne intégrée avec des soldats allemands qui aurait été à même d’intervenir en quelques heures au Mali en 2013… Rien n’a changé », déplore-t-il.
« La force de première entrée, c’est ce qu’il y a de plus sensible. S’il faut aller dans un environnement +non permissif+, il faut avoir des capacités très pointues de renseignement. On ne les a pas de façon autonome au niveau de l’UE. Il faut également des capacités de projection que nous n’avons que partiellement et des capacités de frappes que seuls 2/3 européens possèdent. Il faut enfin des troupes qui sont des forces spéciales, et tous les Etats membres n’en ont pas », explique-t-il.
« L’ambition est assez illusoire. Si on doit intervenir, seule la France peut le faire vite et fort. Les autres seront des supplétifs hétérogènes. Et ils n’iront pas hors du cadre de l’Otan », soutient-il.
« Le mandat de la force de réaction devra permettre le recours à la force. Or aujourd’hui, aucun consensus n’existe au sein de l’UE pour donner aux missions militaires de l’UE un mandat exécutif robuste. Tous les mandats sont « non exécutifs », donc sans recours possible à la force. Et on veut nous faire croire que demain on va se doter d’une force d’entrée en premier ? C’est une vaste blague », affirme-t-il.
Plusieurs réunions européennes seront consacrées aux questions de Défense et à l’autonomie stratégique dès octobre et Paris veut accélérer la réflexion pendant les six mois de sa présidence de l’UE . L’Europe doit adopter une boussole en mars 2022. Elle doit lui permettre d’identifier les menaces et de recenser ses moyens. La France espère qu’elle permettra à l’Union de fixer un cap.