Peser dans un monde de brutes, le drame existentiel de l’UE

Peser dans un monde de brutes, le drame existentiel de l’UE

L’Union européenne est « mal armée  pour les rapports de force ». L’Espagnol Josep Borrell est lucide sur la réalité de « l’Europe géopolitique » et sur les limites de sa fonction de Haut représentant pour la politique extérieure. Mais il refuse de céder au pessimisme. Chaque fois que l’Union a été confrontée à des crises, elle a trouvé des solutions hors des règles pour agir.

L’entretien a été organisé quelques jours avant la réunion de rentrée des ministres des Affaires étrangères de l’UE en « Gymnich » avec leurs homologues de la Défense à Prague les 30 et 31 août.

Il s’est déroulé par téléphone. Josep Borrell participait en Espagne à la 22èe édition de «Quo Vadis Europa», une semaine de réflexions sur l’Europe et ses perspectives organisée cette année à l’université internationale Menedez Pelayo (UIMP) de Santander sur le thème « la naissance de l’Europe géopolitique ».

La conversation a roulé pendant un peu plus d’une heure sans langue de bois ni faux fuyants. Elle a permis de dresser un bilan de l’Europe géopolitique avant le discours sur l’État de l’UE, le #SOTEU, conçu et rédigé pendant l’été pour  la présidente de la Commission Ursula von der Leyen qui le prononcera le 14 septembre devant le Parlement européen réuni en plénière à Strasbourg.

Puissance économique, l’Union européenne existe, mais elle ne pèse pas politiquement face à la Russie et à la Chine.  Moscou nie jusqu’à son existence et à Washington, l’administration peine à comprendre son fonctionnement. De plus en plus de pays dans le monde sont dirigés par des régimes autoritaires , des pouvoirs forts  qui bafouent les valeurs défendues par les Européens et n’hésitent plus à aller à la confrontation armée, comme le russe Vladimir Poutine. L’Union doit repenser son rôle dans ce monde de brutes et revoir les moyens de défendre son action.

Le premier constat dressé par Josep Borrell est cinglant. « L’Union européenne reste une association d’Etats, et chacun conserve sa politique étrangère et sa défense pour lui . Elle est mal adaptée pour faire la guerre, car lorsqu’elle a dû choisir entre le beurre et les canons, elle a choisi le beurre. Elle s’est engagée dans un processus de désarmement silencieux et a réduit ses capacités militaires. Cela change, mais doucement».

« La guerre en Ukraine a été un réveil, et il a été positif. Les Européens ont pris des décisions innovantes comme la mobilisation de ressources pour apporter une aide militaire aux Ukrainiens. Mais contrairement à ce qui se dit, le budget de l’UE n’a pas été mobilisé. Les fonds sont venus d’une cagnotte constituée par les Etats hors du budget européen géré par la Commission, et hors du contrôle du Parlement européen. Cette cagnotte (la Facilité européenne pour la paix NDLR)  ne pouvait pas être utilisée pour aider des pays en guerre, mais comme les Etats membres sont seuls maîtres des fonds, ils ont pu décider de le faire. Il fallait l’unanimité, elle a été trouvée et elle est encore maintenue ».

La « cagnotte » a été dotée de 5,7 milliards pour la période 2021-2027.  2,5 milliards d’euros, soit la moitié de la dotation, ont été débloqués en cinq tranches de 500 millions pour rembourser les armements et des munitions prélevés sur les stocks des membres de l’UE livrés aux autorités ukrainiennes. Une disposition de la Facilité prévoit une abstention constructive de la part des Etats membres, ce qui a permis  de lancer rapidement l’aide militaire à l’Ukraine .

Son second constat est préoccupant. « Nous sommes entrés dans un monde de rapports de forces. Nous affrontons des gens prêts à l’utiliser sans limites, sans raisons, comme le président russe. Le commerce et le droit ne suffisent plus  et l’Europe doit continuer de réfléchir à son rôle dans ce monde, à sa capacité de faire face aux menaces ».

« Une guerre conventionnelle à grande échelle n’a pas été prise en compte dans la boussole stratégique, qui identifie les menaces, et il va falloir rapidement réviser le document « , a-t-il confié.

« Actuellement, nous avons quatre points chauds :

– La guerre de la Russie en Ukraine. L’Union n’est pas belligérante, mais elle est très engagée.

– Les tensions entre la Chine et Taïwan. Elles vont croissantes, mais il n’y a pas eu de passage à l’action militaire.

– Le Moyen Orient, Israël et les Palestiniens, et le rôle de l’Iran dans cette région.

– Le Sahel après le départ du dernier soldat français du Mali et la réduction de la mission militaire de l’UE à une expression minimale avec la suspension des formations et des entraînements prodigués aux forces armées maliennes ».

Tous ces sujets seront discutés à Prague, mais la dominante sera la guerre en Ukraine. Le conflit dure et Vladimir Poutine mise sur « la réticence » des Européens à en supporter les conséquences.

« L’Unité des Etats membres nécessite d’être maintenue au jour le jour », avertit Josep Borrell.

« Il ne faut pas oublier que l’Union européenne est une association d’Etats qui ont des approches différentes vis-à-vis de la Russie. Certains ministres refusent de s‘asseoir avec leur homologue russe Sergueï Lavrov lors des réunions internationales et d’autres vont à Moscou où ils sont reçus avec tous les égards ».

« Les Etats membres sont maîtres de leur politique étrangère. Nous devons faire en sorte que leurs intérêts arrivent à un point commun. On est toujours dans le compromis. A Vingt-Sept, avec la règle de l’unanimité, c’est parfois impossible ».

« Et plus on sera, plus ce sera difficile. C’est un problème posé pour l’élargissement » à l’Ukraine et aux pays des Balkans occidentaux, autre sujet de la réunion de Prague.  « Nous avons atteint la limite de la capacité de fonctionnement avec plus d’acteurs ».

« Mais je ne vois pas pour l’instant l’unanimité nécessaire pour abandonner la règle de l’unanimité, car elle est la capacité de défendre ses intérêts ».

L’UE a adopté six trains de sanctions économiques et individuelles contre la Russie. Mais le sixième train, avec un embargo progressif sur la majeure partie du pétrole russe, à l’exception des oléoducs, a nécessité d’épineuses tractations avec la Hongrie, pays enclavé et très dépendant de ses achats à la Russie.

Son Premier ministre, Viktor Orban, dit  désormais « haut et fort qu’il veut l’arrêt des sanctions » contre Moscou.  Or à Prague, les Pays-Baltes, la Finlande et plusieurs autres pays d’Europe centrale vont réclamer l’interdiction totale de délivrer des visas européens aux ressortissants russes pour punir leur soutien à la guerre en Ukraine. La demande  sera exposée par la République Tchèque, présidente de tour du Conseil de l’UE. Mais elle divise. Josep Borrell, qui présidera la réunion, juge « qu’interdire l’entrée de l’Europe à tous les Russes (…) quel qu’en soit le motif, n’est pas une bonne idée ».

Le Haut représentant veut pour sa part mettre sur la table la constitution d’une mission pour appuyer l’entraînement des forces armées ukrainiennes dans un pays en Europe, comme le font déjà les Britanniques et les Américains.

« Il faut donner à l’Ukraine un appui qui va au-delà de la fourniture d’armements. Face à quelqu’un qui refuse d’arrêter la guerre, il faut pouvoir résister », plaide-t-il. Mais l’initiative doit être approuvée, et, si cela se fait, sa mise en œuvre prendra du temps. Josep Borrell reste très prudent sur le sujet.

« Vladimir Poutine reste inflexible. Nous devons continuer les pressions et reconstituer les forces ukrainiennes », soutient-il.

« La guerre prend une nouvelle tournure. Les Ukrainiens sont passés à l’offensive. Les attaques en Crimée ont une dimension militaire et psychologique importante. Les Russes semblent surpassés technologiquement. Mais ils conservent une capacité de rendre des coups », analyse-t-il.

Une « fuite en avant de Poutine » est redoutée. « Nous sommes très préoccupés par la situation des centrales nucléaires. Il joue avec le feu », accuse-t-il.

La centrale de Zaporijjia, la plus grande d’Europe, est occupée par les Russes, et Moscou et Kiev se rejettent la responsabilité des attaques dont elle devenue la cible ces dernières semaines.

Mais l’UE a un sérieux problème. Pour Moscou, elle n’existe pas et n’est pas un interlocuteur.  « Nos adversaires refusent de traiter avec l’Union européenne, car ils préfèrent le faire avec les Etats membres un par un. Ainsi, nous sommes plus faibles, et les Russes jouent sur nos contradictions. La Russie a tout intérêt à ce que l’Union n’existe pas et pour cette raison, elle refuse de la considérer comme un interlocuteur », explique Josep Borrell.

« Vladimir Poutine mise sur la fatigue des sociétés démocratiques européennes, sur les réticences des  citoyens à supporter les conséquences économiques de la guerre et leurs demandes de l’arrêter ».

« Les gens n’analysent plus les causes de la guerre, seulement les conséquences, ce qui les touche ».

« Poutine sait créer des troubles sociaux et il compte sur les +biens pensants+ qui soutiennent que plus l’Union va aider l’Ukraine, plus la guerre va durer ».

Le président russe a décidé d’utiliser les énergies et les céréales comme des armes. L’Europe se prépare à un hiver sans gaz russe et le chef de la diplomatie européenne insiste sur la nécessité « d’endurer et de répartir les coûts au sein de l’UE ».

« Poutine mise sur notre affaiblissement. Il faut une résistance stratégique ». Il plaide notamment pour une réforme des prix de l’énergie, actuellement indexés sur le prix du gaz qui a flambé ces derniers mois et entraîné dans son sillage celui de l’électricité. « Si nous ne sommes pas capables de le faire, on ne peut pas prétendre être une union géopolitique ».

« Le plus beau cadeau fait à Poutine est de faire payer l’électricité au prix du gaz ».

Le troisième constat est affligeant. « L’image du fonctionnement de l’Union européenne est éloignée de la réalité. L’Union est un club d’Etats qui partage certaines ressources et compétences, mais pas toutes »

« La Commission européenne veut jouer un rôle géopolitique, mais elle n’a pas de compétences en politique étrangère ni pour la Défense, car ce sont des compétences des Etats. Elle est un sujet limité. C’est le Conseil (l’instance des Etats) qui a la direction politique de l’UE et le Haut représentant est le pont entre la Commission et le Conseil. Cela créé des tensions et la dynamique inter-institutionnelle n’est pas facile à gérer, mais c’est comme ça. Quand vous achetez un SUV, vous ne pouvez pas lui demander les performances d’une Porche ».

Sa conclusion est pourtant rassurante. « Face aux crises extérieures, les Européens sont appelés à prendre conscience que le chacun pour soi n’est pas la meilleure recette. L’UE vient d’en affronter trois majeures : la crise financière puis le choc provoqué par la pandémie de covid-19 et maintenant les conséquences de la guerre en Ukraine. A chaque fois, ces chocs externes nous ont obligé à chercher des solutions hors du système, car il n’est pas conçu pour faire face à ces situations. On improvise, on cherche des manières d’agir, et c’est comme ça qu’on avance »

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