Grandeur et misères européennes

Grandeur et misères européennes

Sauver,  exfiltrer, accueillir, financer, protéger.  L’Europe s’organise face au drame humain en Afghanistan, livré aux talibans par les Américains. Très actifs à Kaboul pour l’organisation des évacuations, Paris et Berlin se préparent dans le même temps pour un sommet européen extraordinaire au cours duquel l’Europe devra décider comment traiter avec le nouveau pouvoir afghan, aider les réfugiés et éviter une nouvelle crise migratoire.

Une photo pour Ursula von der Leyen, quelques tweets pour Charles Michel.  Les présidents de la Commission et du Conseil  européen sont absents depuis le début de la crise. Pas de querelle de préséance cette fois-ci. Ils sont logés à la même enseigne, assis sur le même banc, en  touche, dans l’attente des consignes.

Angela Merkel a évoqué la nécessité d’un sommet européen extraordinaire.  Charles Michel sera chargé de le convoquer en septembre, une fois terminées les évacuations,  et Ursula von der Leyen viendra soumettre des propositions pour aider les réfugiés et préciser les moyens mobilisables. Car il va falloir débloquer des financements importants pour aider les Afghans arrivés en Iran, au Pakistan et en Turquie, confie un diplomate impliqué dans la préparation de ce sommet européen. « On va trouver l’argent. Ce n’est pas le sujet », assure-t-il.

Les Européens ont trois priorités: faciliter et terminer les évacuations, prévenir les mouvements migratoires illégaux et éviter que l’Afghanistan ne devienne à nouveau une base pour le terrorisme.  Pour cela, ils vont devoir traiter avec les talibans. « Ils ont gagné la guerre, il va falloir dialoguer avec eux », a expliqué Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, à l’issue d’une vidéoconférence avec les ministres des Affaires étrangères de l’UE .

L’urgence est de sauver et d’évacuer les Afghans qui ont travaillé pour les Occidentaux, mais aussi ceux qui seront condamnés par les talibans s’ils restent dans le pays.  « C’est notre devoir et notre dignité de protéger ceux qui nous aident », a expliqué Emmanuel Macron. Combien sont-ils? Le quotidien suisse le Temps évoque 300.000 personnes « interprètes, auxiliaires, chauffeurs ou encore cuisiniers afghans et leurs familles ».  Aucun diplomate européen ne se risque à avancer un chiffre. Car les Européens veulent aussi protéger  les Afghans qui , par leurs fonctions, leurs professions, leurs engagements, seront condamnés.  Tous ne seront pas sauvés.  Beaucoup n’ont pas réussi à gagner Kaboul et tous les habitants de la capitale ne se sont pas réfugiés dans la zone verte  ou à l’aéroport international. Neuf pays de l’UE et la représentation européenne étaient encore présentes à Kaboul. L’ambassade de France  a gardé ses portes ouvertes et s’est déplacée à l’aéroport. L’initiative a été saluée. Mais combiens de pays ont abandonné leurs collaborateurs afghans ?  « Nous allons laisser des gens derrière nous. Il ne faut pas se mentir », a reconnu le ministre britannique de la Défense Ben Wallace.

Zarifa Ghafari, 27, première femme maire d’Afghanistan, élue en 2019 à Maidan Sharh, dans le centre du pays,  ne se fait aucune illusion. « Je suis assise ici à attendre qu’ils viennent. Il n’y a personne pour m’aider ou aider ma famille. Ils viendront pour des gens comme moi et ils me tueront ».  Glaçant.

Le fait que les talibans aient pris Kaboul trop tôt, avant le départ des derniers soldats américains programmé pour le 31 aout, va paradoxalement permettre  de sauver beaucoup de vies. Des troupes ont été envoyées par plusieurs pays pour défendre l’aéroport, d’où est organisé un pont aérien.  « La situation est très évolutive », a déploré un diplomate européen. Mais le temps presse. « Une poignée de jours« , estime Annalena Baerbock, la candidate des Verts à la chancellerie en Allemagne.  Les talibans bloquent les accès l’aéroport, en violation de leurs promesses. La tension monte. Des brutalités sont dénoncées. Il faut négocier les exfiltrations. Beaucoup de tentatives échouent. Le témoignage du journaliste américain David Rohde publié par le New Yorker sur son échec à sauver son confrère et ami afghan Tahir Luddin est édifiant.

L’Europe a bien une représentation à Kaboul, mais elle n’a aucun moyen. L’évacuation des membres de la délégation européenne, de leurs collaborateurs afghans et de leurs familles, soit 400 personnes, a été prise en charge par le gouvernement espagnol. « Nous n’avons pas d’avions, nous ne délivrons pas de visas, nous n’avons pas de dispositif de prise en charge. Tout cela relève des compétences des Etats membres », explique un diplomate européen.

« L’Afghanistan, c’était une mission de l’Otan, dirigée par les Américains »,  ajoute-t-il. Les critiques se multiplient contre Washington. Le 13 août, le Pentagone assurait que Kaboul n’était pas menacée.  Le retrait américain d’Afghanistan est « la plus grande débâcle que l’OTAN ait connue depuis sa fondation », s’est insurgé  Armin Laschet, le nouveau patron de la CDU et probable successeur d’Angela Merkel à la Chancellerie.  Le président américain Joe Biden tente de se défendre contre ces critiques. Il a soutenu mercredi qu’il était « impossible de quitter l’Afghanistan sans chaos ».

« Les Américains et les alliés sont venus en Afghanistan pour éliminer Al Qaida, puis ensuite aider à ériger un Etat, asseoir un pays, défendre les droits, surtout ceux des femmes et des jeunes filles. La première partie de la mission a été réussie, pas la seconde.  Ce n’est pas l’Union européenne, ce ne sont pas les Etats membres qui ont décidé de se retirer d’Afghanistan. C’est une décision du président américain Donald Trump mise en œuvre par son successeur. Nos capacités ne nous permettait pas de rester sur place après le retrait américain qui aurait pu être géré  de meilleure façon », a rappelé Josep Borrell, confronté à l’émotion d’une journaliste Afghane à Bruxelles.

« Les alliés des Américains ne sont pas heureux de l’échec de la coordination en Afghanistan, et ils le font savoir publiquement. Ils avaient espéré que les États-Unis étaient « de retour ». Mais c’est une Amérique à laquelle on ne peut pas faire confiance », déplore le politologue Ian Bremmer, président du centre de réflexion EuroAsiagroup.

« Le parapluie américain, c’est fini. Il est temps que l’Union européenne devienne adulte et bâtisse sa propre puissance, de façon autonome », soutient le député européen français Raphael Glucksmann (Place Publique – S&D). La création d’une force européenne de 50.000 militaires pour mener de manière autonome des opérations comme une évacuation dans un pays en guerre est a l’étude. Pour l’instant, elle est loin de faire l’unanimité au sein de l’UE. Mais l’Afghanistan pourrait changer la donne.

Sous la pression, le patron de l’Otan, le Norvégien Jens Stoltenberg, s’est résolu à convoquer une réunion des ministres des Affaires étrangères de l’Alliance. Elle sera organisée le 20 août en vidéoconférence.  « Même si nous sommes entre gens polis, les reproches ne vont pas manquer », a confié un diplomate européen. La débâcle en Afghanistan avait été anticipée par certains pays, notamment la France, qui  ne participait pas à l’opération de l’Otan Resolute Support, mais leurs avertissements n’ont pas été écoutés.

« Rien n’indiquait que les forces afghanes s’effondreraient en 11 jours », a tenté d’expliquer le chef d’état major des forces armées américaines, le  général  Mark Milley.  « Les capacités d’anticipation américaines n’ont pas été extraordinaires », a commenté laconiquement le représentant d’un pays européen. « Aucune planification de contingence n’a été menée au niveau politique et c’est un choix politique des Américains et de Stoltenberg. Il va falloir le justifier », a  déploré un troisième diplomate. De fait l’Otan ne participe pas à la coordination des évacuations.

Les témoignages sur les exactions commises par les talibans se multiplient et ruinent leur tentative de donner une image modérée. Faut-il leur faire confiance? La question se pose. Les Européens vont voir s’ils ont une influence sur les nouvelles autorités. Mais ce dialogue passe mal. Le chef de la diplomatie française Jean-Yves Le Drian a été accusé de « naïveté » et  a déclenché une polémique en France après avoir plaidé pour la formation d’un gouvernement « inclusif » en Afghanistan.  « Dialoguer avec les talibans ne signifie pas une reconnaissance officielle », a expliqué Josep Borrell. « Nous serons très vigilants sur le respect de leurs obligations internationales, les droits fondamentaux », a-t-il insisté. L’Union a un levier: l’aide au développement. Les talibans vont en avoir besoin. D’autant que l’accès aux fonds détenus par l’Afghanistan à l’étranger est gelé. Des tractations vont s’engager. Mais leur issue est  incertaine.

Les Européens ont une autre priorité. L’exode des afghans qui ne veulent pas vivre sous le joug des talibans. ECHO, l’office humanitaire de l’UE, évalue leur nombre à un demi million. Ils fuient vers les pays voisins, notamment l ‘Iran, le Pakistan et la Turquie, où ils vont rejoindre leurs compatriotes en exil.  Ils sont 3,5 millions au pakistan et 3 millions en Iran. Paris et Berlin s’inquiètent d’un nouveau mouvement migratoire non contrôlé, comme celui des réfugiés syriens en 2015, si les conditions ne sont pas réunies pour leurs intégration dans les pays de la région.  La France et l’Allemagne travaillent à une initiative pour lutter contre les flux d’immigration illégaux et apporter le témoignage de la solidarité de l’UE, ont annoncé Emmanuel Macron et Angela Merkel.

« Il va falloir définir qui aura droit au statut de réfugié et ensuite trouver des solutions d’accueil », a expliqué un diplomate impliqué dans l’élaboration de cette stratégie. Des discussions sont en cours avec les autorités iraniennes, turques et pakistanaises pour éviter les flux de migrations et lutter contre les passeurs.  L’accord conclu avec la Ankara est le modèle évoqué, a-t-il précisé. L’UE a accordé six milliards d’euros pour aider les syriens installés en Turquie.

« Il va également falloir éviter l’effet d’attractivité, et donc définir des règles communes entre européens pour l’acceptation des réfugiés afghans. Il va aussi falloir harmoniser les règles pour l’asile », a-t-il ajouté. Les Afghans sont l’une des premières nationalités des demandeurs d’asile dans l’UE.

Mais déjà les égoïsmes se manifestent. Six gouvernements,  dont Berlin, ont officiellement  demandé à pouvoir continuer à expulser les Afghans dont les demandes de protection ont été refusées. La requête a été présentée alors que les talibans marchaient vers Kaboul. Elle a choqué,  d’autant que sur 1.200 retours enregistrés depuis le début de l’année, 1.000 ont été volontaires et 200 forcés. Berlin a depuis fait marche arrière. Mais l’extrême-droite xénophobe commence à s’emparer de la question dans tous les pays européens. Elle refuse le devoir d’ingérence humanitaire et plaide pour laisser les Afghans régler leurs problèmes entre eux.  Le Sommet européen va devoir  trouver un accord pour permettre à l’UE de témoigner sa solidarité. Accueillir les Afghanes qui ont quitté leur pays pour échapper à l’asservissement est un devoir, et leur donner la parole permettra de contrer l’influence prise par les Frères Musulmans en Europe.

 

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