Elargissement: la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf
L’Union se voit de plus en plus grande, avec au moins 35 membres à sa table. Elle se veut forte, capable de défendre ses frontières. Elle se rêve autonome, en mesure de produire, d’exporter, d’imposer des normes, des règles et des valeurs. Ce grand projet se dessine depuis le sommet de Versailles en mars 2022 . Mais il lui faut les moyens de ses ambitions, sinon elle terminera comme la grenouille de la fable qui « s’enfla si bien qu’elle creva ».
L’Ukraine affole tous les compteurs. Le conflit avec la Russie va durer. La contre-offensive ukrainienne « avance« , mais « continuera d’être un combat difficile » pour les forces ukrainiennes, a averti le Pentagone. Il va falloir continuer à aider l’Ukraine « aussi longtemps qu’il le faudra ». Le coût est conséquent. Or le budget européen est à sec. La Commission dirigée par Ursula von der Leyen a demandé aux 27 de l’abonder de 66 milliards pour tenir jusqu’en 2027. Sur ce montant, 20 milliards sont destinés à l’Ukraine, auxquels s’ajouteraient 33 milliards de prêts. Pour rappel, le budget européen alloue chaque mois 1,5 milliards d’euros au gouvernement ukrainien.
A cette aide macro-financière, il faudra ajouter la poursuite de l’aide militaire. Le chef de la diplomatie européenne, l’Espagnol Josep Borrell, préconise la constitution d’un fonds doté de 20 milliards d’euros pour remplacer la facilité européenne de paix (FEP) dont les capacités sont dépassées. L’addition présentée par l’exécutif bruxellois se chiffre à 40 milliards et les Etats membres commencent à tousser.
D’autant que Volodymyr Zelensky se montre de plus en plus pressant. Le Président ukrainien veut commencer les négociations d’adhésion pour son pays dès la fin de 2023, et se dit convaincu qu’il en ira ainsi. L’Union est-elle prête à cela? Non. Aura-t-elle le courage de demander aux Ukrainiens d’attendre? Les Etats membres sont divisés et personne n’ose se prononcer. Les Etats-Unis ont bloqué la demande d’adhésion à l’Otan. Mais ils ne sont pas membres de l’UE.
Les vacances d’été d’Ursula von der Leyen seront studieuses. La présidente de l’exécutif européen doit présenter son rapport sur l’état de l’Union à la rentrée devant le Parlement européen. L’exercice est convenu, mais 2024 sera une année particulière avec les élections européennes. L’élargissement à l’Ukraine et à 9 autres candidats –Moldavie, Serbie, Kosovo, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Macédoine du Nord, Albanie, Turquie et Géorgie, qui a demandé mais pas encore obtenu le statut de candidat — — est devenu une priorité géopolitique. La question n’est plus « Si », mais « Quand ». Ursula von der Leyen s’est faite l’avocate de l’intégration de l’Ukraine. Elle va devoir délaisser les slogans pour convaincre les citoyens européens de consentir aux sacrifices imposés par l’intégration de pays beaucoup plus pauvres que la Bulgarie, le plus pauvre des membres de l’UE. Car l’Ukraine n’entrera pas seule, même si les adhésions se réaliseront au mérite.
Charles Michel, le président du Conseil européen, a posé le problème. « Nous ne devons pas attendre le dernier moment si, en décembre, le rapport de la Commission européenne recommande d’ouvrir les négociations d’adhésion avec l’Ukraine », a-t-il souligné dans un entretien qu’il m’a accordé pour l’AFP avant l’ouverture du sommet des 27 fin juin à Bruxelles.
« Les candidats ont des devoirs, mais les 27 ne doivent pas fermer les yeux et faire semblant de n’avoir pas vu qu’ils ont aussi des devoirs », a-t-il rappelé. « Nous devons dire comment nous finançons et organisons la solidarité financière et éviter de découvrir que nous avons un problème d’absorption », a-t-il insisté.
« Le débat sera difficile », a-t-il averti, car l’élargissement « aura un impact sur l’agriculture, la cohésion, le budget ». L’Ukraine deviendrait le premier bénéficiaire des financements de la Politique Agricole Commune (PAC) et des fonds pour la cohésion, au détriment des bénéficiaires actuels, sauf à doubler le budget commun. Impossible à faire accepter. Les dirigeants des pays de l’UE en sont conscients.
Charles Michel a réclamé « une photographie exacte des moyens disponibles, de savoir comment l’argent a été utilisé, quelles sont les réorientations nécessaires ».
Le jour du sommet, le 30 juin, dix chefs d’état et de gouvernements se sont réunis pour un petit déjeuner de travail à l’hôtel Amigo où les dirigeants français et allemands séjournent depuis des lustres pendant les réunion européennes. Autour de la table Emmanuel Macron et Olaf Scholz ont accueilli leurs homologues néerlandais, belge, suédois, espagnol, portugais, polonais, roumain et italien pour discuter des conséquences que ce nouvel élargissement va avoir pour les 27, a confié un diplomate français. « On ne se pose plus la question de savoir si on va les intégrer. C’est acquis. Et tout le monde a compris que ça va aller plus vite que prévu », a-t-il expliqué.
Les dix ont commencé à discuter des pistes pour faciliter les décisions dans une Europe à 35 voire 36 ou 37 membres et de l’impact d’une intégration de l’Ukraine, géant agricole, pour la PAC et la Cohésion, les deux postes les plus importants du budget commun car ils représentent 63% des décaissements.
La partie sera difficile. Paris et Berlin ont lancé la discussion sur l’extension du vote à la majorité qualifiée et ont immédiatement obtenu en réponse la constitution d’une coalition des défenseurs du droit de véto animée par Varsovie. La réforme du budget commun sera tout aussi délicate.
« L’adhésion de l’Ukraine est impossible à réaliser sans réformes », soutient un responsable européen déjà impliqué dans les négociations pour le grand élargissement de 2004. « Pas question de commencer par les institutions. C’est la face nord, la course la plus difficile. Il va d’abord falloir traiter les politiques. L’intégration de l’Ukraine pose des questions lourdes pour la Politique agricole commune (PAC), la cohésion, la défense des frontières extérieures, le niveau du budget et les contributions nettes », explique-t-il.
L’extension de la PAC va avoir un coût incroyable et la chute du niveau moyen de richesse va impliquer d’énormes transferts financiers des fonds de cohésion alloués à la Pologne et à la Hongrie vers l’ Ukraine. « La Pologne commence à dire non et les autres pays européens commencent à dire non aux demandes des Polonais », souligne-t-il. Sauf à doubler le budget commun, il n’y aura pas d’accord », soutient-il. En moyenne, les Etats membres versent un peu plus de 1 % de leur richesse à l’UE chaque année et le budget européen représentait 168,6 milliards d’euros en crédit de paiement en 2023. Les quatre principaux contributeurs sont l’Allemagne, la France, l’Italie — qui allouent plus qu’ils ne reçoivent– et l’Espagne, toujours bénéficiaire.
« A mesure que l’Union s’élargira aux Balkans et à l’Ukraine, il sera essentiel de rouvrir les traités pour s’assurer que nous ne répéterons pas les erreurs du passé en élargissant notre périphérie sans renforcer le centre. Cela devrait permettre d’aligner naturellement nos objectifs communs, notre prise de décision collective et nos règles budgétaires », soutient l’ancien président de la BCE, l’Italien Mario Draghi , qui a siégé à la table du conseil européen pendant « 1 an huit mois et neuf jours ».
« Le point de départ de toute modification future du traité doit être la reconnaissance du nombre croissant d’objectifs communs et de la nécessité de les financer ensemble, ce qui nécessite une forme différente de représentation et de prise de décision centralisée », a-t-il plaidé dans un discours au National Bureau of Economic Research (NBER).
Un premier débat sérieux sur le deuxième grand élargissement de l’UE est prévu en octobre à Grenade lors d’un sommet européen informel qui sera précédé par la 3e réunion des dirigeants des 47 pays de la Communauté Politique Européenne . Les services de Charles Michel préparent un document de travail . Une augmentation du budget commun, un financement par l’emprunt et de nouvelles ressources seront proposées aux dirigeants européens. De longues périodes de transition seront également préconisées pour amortir le choc de l’élargissement. L’Espagne et le Portugal sont passées par cette épreuve pour intégrer ce qui était alors la CEE.
L’entrée de l’Ukraine , des pays des Balkans orientaux et de la Turquie dans l’UE n’est pas pour demain. Les négociations vont prendre au moins dix ans, sinon plus. Charles Michel parle d’une « perspective pour les décennies qui viennent ». L’intégration se fera par étapes, au mérite. La Communauté politique européenne , conçue comme un cadre pour renforcer les liens entre l’Union européenne et ceux qui partagent ses valeurs sans en être membres, sert d’antichambre pour les candidats.
L’Union n’est pas prête pour le grand saut. Pendant des années, elle a tergiversé et renâclé devant cette perspective. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a changé la donne et précipité les décisions. Mais l’émotion retombe. Volodymyr Zelensky l’a compris et il veut bousculer les Européens. Seulement voila, l’unanimité reste la règle et tant qu’il n’aura pas réglé ses contentieux avec les Hongrois, il n’obtiendra pas leur accord pour l’ouverture des négociations. Viktor Orban n’a aucun problème à assumer le rôle du méchant. D’autant que plusieurs de ses homologues se cachent derrière lui. Les Pays-Bas ont averti que si l’Ukraine ne satisfaisait pas aux sept conditions imposées, ils ne donneront pas leur accord à l’ouverture des négociations. Et les Français seront consultés par voie référendaire pour l’adhésion de Kiev et de chacun des autres candidats.
L’Union doit intégrer l’Ukraine et les autres pays qui manquent pour assurer l’intégrité de son territoire de la Finlande à la Grèce. Mais elle doit bien le faire. Pour cela elle doit parvenir à se réformer et ajouter une disposition à l’article 50 utilisé par le Royaume Uni pour la quitter afin de pouvoir exclure ou écarter les pays membres qui refusent ses règles. Sinon, comme la grenouille de la fable, elle va s’enfler et pourrait bien en crever.